13. Le stage au Bénégal : prioritaire ou superflu ?

Les voyages non essentiels vers le Bénin et le Sénégal sont maintenant fortement déconseillés par le ministère des Affaires étrangères. Ce stage que nous proposons chaque année aux étudiants est-il un essentiel de leur formation ? «,»Chaque année depuis quinze ans, nos étudiants de dernière année ont l’occasion de réaliser un stage de cinq semaines dans une de ces deux destinations. Pour confronter les étudiants à l’autre dans son environnement quotidien, culturellement différent et pour leur permettre de prendre conscience des enjeux internationaux en lien avec la citoyenneté mondiale ; et ce faisant, d’avancer dans la construction de leur identité et de leurs compétences professionnelles. Nos étudiants ne se rendent pas en Afrique pour aider, mais pour apprendre, dans une relation collaborative avec les enseignants béninois et sénégalais.
Ils ont accès à ce stage pour autant qu’ils aient réussi l’ensemble des stages de l’année précédente. Dès le début de l’année, ils choisissent leur pays de destination, se mettent en projet en prenant en charge l’organisation logistique de leur voyage (réservation des vols, vaccins, visa…) et ils participent à plusieurs rencontres avec les professeurs responsables. Pendant deux journées, ils travaillent leur motivation, leur connaissance du contexte des deux pays. Ils prennent également conscience de leurs références culturelles et de la complexité des rencontres interculturelles. La méthodologie fait appel à de la lecture, des documentaires, à des jeux de rôle, des mises en situation concrète et à des analyses d’incidents critiques.
Le voyage commence en février. Avant le départ des étudiants, un enseignant se rend sur place afin d’organiser le logement et les stages avec les partenaires locaux. Les étudiants (généralement une vingtaine par pays) sont répartis dans différentes localités de manière à former des groupes suffisamment petits pour faciliter l’intégration.
Le même enseignant accueille les étudiants à leur arrivée, les accompagne dans les premières démarches administratives et dans la découverte du milieu. C’est un moment crucial pour soutenir et relativiser d’emblée la confrontation avec la réalité africaine : ils font l’expérience de faire partie de la minorité blanche, ils apprennent à voyager en taxi moto dans une circulation chaotique, ils goutent la gastronomie locale, ils font leurs premiers achats au marché…

Dépaysement porteur

Deux jours après l’atterrissage, ils se rendent en petits groupes sur leur lieu de stage. Avant leur stage actif, les étudiants observent les classes pendant quelques jours. Ils doivent adopter les consignes de préparation des maitres de stage et repérer les spécificités des classes : parfois plus de cinquante élèves par classe, peu de matériel, pas toujours d’électricité, l’obligation de suivre un programme national à la lettre, l’importance de la calligraphie et de l’utilisation du tableau noir, la dimension civique de l’éducation dans les textes et les supports, le système disciplinaire très normatif…
Deux semaines plus tard, un autre enseignant vient passer quelques jours avec eux. Il les observe en situation d’enseignement. Il les aide à réfléchir sur l’expérience qu’ils sont en train de vivre. Souvent, il soutient les étudiants face aux inégalités, à la pauvreté, à ce qui peut les bousculer dans la façon de prendre soin des enfants. Il est parfois amené à réguler les relations entre eux ou avec les collègues et accueillants africains.
Quand les étudiants rentrent en Belgique, une troisième journée de rencontre est organisée. Le projet est évalué, l’analyse réflexive poursuivie et le succès de l’expérience célébré dans la convivialité.
Les étudiants obtiennent la validation de ce stage moyennant leur participation à toutes les activités et la réalisation d’un portfolio sur leur expérience. Jusqu’ici, seules des raisons familiales (mort ou maladie d’un proche) ont amené quelques étudiants à écourter leur stage. Et leur travail en classe est apprécié.

Immersion confrontante

Si le stage au Bénégal bouscule les étudiants, il bouscule aussi certains de leurs formateurs. Un premier obstacle est en effet le manque d’adhésion au projet de quelques collègues. Ils ont le sentiment que, dans les classes africaines, on désapprend les principes pédagogiques acquis dans le cadre de la formation initiale et que tous les étudiants auraient besoin de ces semaines de stage dans le contexte belge pour consolider les compétences attendues.
Il est vrai que, dans beaucoup de classes des deux pays, l’enseignement reste frontal, mais nous pensons que ce type d’expérience invite à revisiter les principes pédagogiques proposés aujourd’hui en Haute Éole. L’immersion dans une culture où l’attention va davantage au collectif qu’à l’individu est une incitation à prendre conscience des conditions à rencontrer pour rendre possibles les méthodologies actives et inclusives prescrites avec force par les approches progressistes actuelles et dont les étudiants disent davantage mesurer l’intérêt à postériori. Les étudiants prennent la mesure des écarts par rapport à leurs certitudes pédagogiques et méthodologiques : équilibre entre travail en petits groupes et temps collectifs, place de l’induction, de la coconstruction des apprentissages et des moments de structuration, utilisation d’une variété des supports et donc des points de vue, espace pour la créativité et la production personnelle… Ce stage, plus encore que d’autres, les prépare à mettre en œuvre tout ce qui leur est possible pour que tous les élèves qui leur sont confiés apprennent1. Un engagement complexe à tenir !
En outre, nous sommes d’avis que le développement des gestes professionnels qui favorisent l’apprentissage peut avoir lieu dans tous les contextes pédagogiques. Par exemple, la capacité à donner une explication claire, structurée, adaptée au public et à vérifier la compréhension de chacun peut être exercée partout, même si les stratégies pour y arriver diffèrent. Et ce, à fortiori, dans une classe où le nombre d’élèves empêche l’expression de la difficulté, où peu de supports complètent les dires de l’enseignant et où l’erreur est considérée comme une faute (ce qui est aussi le cas dans les classes belges parfois).
Une autre illustration de la richesse de l’expérience est liée à l’exigence incontournable dans les classes africaines de la structuration du tableau noir. À leur retour en Belgique, les stagiaires en font bénéficier leurs élèves, quel que soit le support utilisé.

Secousses rebondissantes

De manière plus générale, il nous semble que ce stage ajoute une dimension sociologique au regard que les étudiants portent sur l’Éole. Ils questionnent davantage les manières d’appréhender l’altérité, et donc, en particulier l’élève dont les rapports à l’adulte, au savoir, à l’autorité, au travail, au groupe et à l’individu peuvent sortir de la norme.
Ensuite, il est difficile de préparer les étudiants à vivre certains aspects de la réalité africaine. L’analyse des incidents critiques rapportés par des étudiants partis les années précédentes n’empêche pas le choc culturel et n’outille pas suffisamment tous les étudiants pour y faire face. Chaque année, certains sont heurtés par l’utilisation de punitions corporelles lorsque les enfants rencontrent des difficultés d’apprentissage. Le savoir aide peu. Le vivre, l’entendre, voir l’enfant souffrir est juste insupportable. Notre travail d’accompagnement consiste à les aider à communiquer avec le maitre de stage sur leurs propres limites (ils refuseront d’appliquer ces méthodes), à entamer une réflexion visant la compréhension ” et non l’acceptation ” de ce qui amène à l’usage de la violence, et à faire écho aux violences vécues dans les classes en Belgique, même si elles ne sont pas physiques. En Afrique, les étudiants entrainent sans aucun doute leur capacité à rebondir de façon professionnelle sur du réel, sur de l’inattendu, sur ce qui heurte ou conforte.
De notre point de vue, le souhait d’une relation égalitaire avec les intervenants africains est difficile à tenir. Eux-mêmes ne l’envisagent sans doute pas de la même façon et ils ont parfois des attentes qui nous placent dans une position dominante que toute l’histoire coloniale et les inégalités Nord-Sud suscitent. Il leur arrive d’accorder une confiance excessive à notre expertise ou de faire appel à notre générosité… Cela nous permet de réaliser la carence de notre système éducatif face aux traces de notre passé colonial et de chercher à la pallier, avec grande modestie, via ce stage en Afrique.
Oser cette aventure, c’est avoir l’audace, en fin de parcours de formation, de s’exposer à une série de nouvelles difficultés. C’est partir, quitter le confort de sa maison, sortir du système scolaire belge et du cadre sécurisant de la HE aux règles et principes dont on s’est accommodés sans prendre le risque d’une prise de recul. C’est accepter de questionner ses acquis encore fragiles, ses certitudes pédagogiques et ses valeurs en les confrontant à une réalité tout autre. Juste après leur retour, les étudiants ont du mal à mettre en mots le regard qu’ils portent sur leur voyage. Ils entrent rapidement dans la vie professionnelle, et nous ne mesurons pas assez ce qu’ils font de cette expérience. Nous continuons néanmoins à faire le pari qu’elle les rend plus conscients des inégalités entre les apprenants du Sud et du Nord, plus sensibles aux inégalités sociales et aux malentendus culturels chez nous, plus en recherche d’un meilleur équilibre entre le collectif et le singulier, plus ouvert aux différences, plus responsables dans leurs choix pédagogiques, plus humains.
Alors… voyage essentiel ? À nos yeux, oui ! Il est urgent que nos écoles puissent compter, au sein de leurs équipes éducatives, des enseignants qui ont les qualités humaines et les compétences professionnelles nécessaires pour tenir compte de la singularité des élèves qu’ils rencontrent.

2022-09-29 11:30:39