17. Visiter les sites de mémoire avec nos élèves : oui, mais…

Mes collègues et moi organisons souvent des visites de sites mémoriels. Chaque fois, le bilan est positif : les élèves ” du qualifiant industriel ” sortent de leur bulle pour découvrir des faits historiques importants.
Chaque fois, cependant, il y a pour nous comme un malaise.

Une enquête de l’Aped l’a montré : au sortir du secondaire (beaucoup) trop d’élèves ignorent des faits incontournables de l’Histoire. Qui plus est dans les sections qualifiantes. C’est pourquoi nous tenons tant à organiser ces sorties. En 1998, nous avions visité des camps nazis, en compagnie d’un ancien déporté. « Contre l’oubli : pour que vive la mémoire ! », avions-nous intitulé notre projet, afin de souligner qu’une mémoire morte, sans lien avec le présent et l’avenir, n’avait aucun intérêt pédagogique.
Fidèles à cette ambition, nous sommes revenus amèrement déçus de la plupart de nos visites récentes. Certes, les guides, habités d’un grand enthousiasme, en connaissent un rayon sur leur sujet. Cependant, l’enseignant soucieux d’aider ses élèves à connaitre le passé pour mieux lire le présent reste perplexe.

Gout amer

Au fort de Battice et au Remember Museum 39-45, ce sont des bénévoles passionnés qui nous accueillent. Beaucoup d’informations techniques et d’anecdotes, hélas aucune mise en perspective. L’accent est mis sur les héros de la Libération. Pourtant, réduire la Victoire au débarquement des Américains, c’est passer sous silence le rôle déterminant de la Résistance et de l’armée soviétique. C’est aussi fausser notre vision du présent et de l’avenir, en confondant dans une même idéalisation l’alliance entre l’Europe et les États-Unis, la démocratie, la liberté, etc.
La maison d’Anne Franck évoque à la fois un chef-d’œuvre de la littérature et la persécution des Juifs d’Europe. Mais la visite, misant sur une forte identification à la victime, ne dit rien ou presque des dimensions sociopolitiques de l’antisémitisme et de la Shoah.
Au Bois du Cazier, les commentaires des guides nous étonnent. À un élève qui lui demande la cause de la catastrophe, l’un parle d’erreur humaine de la part d’un ouvrier. Avant de nuancer, à la suite de la réaction d’un enseignant : il y avait aussi la pression exercée pour produire dans des conditions de sécurité indignes… Nous rappellerons, ici, que lors du procès, la thèse de l’erreur humaine était celle des patrons. Autre groupe, autre guide : « Mines et terrils, c’est notre patrimoine, nous devons en être fiers. » C’est lâché comme ça, sans explication. Quel rapport avec des jeunes de 2021 ? C’est ce lien, justement, qu’il serait bon de tisser, celui de l’histoire du travail, d’une lutte de classes toujours en cours.
La caserne Dossin fut le camp de concentration des Juifs de Belgique. « Kazerne Dossin prend pour point de départ le récit historique de la persécution des Juifs et de l’Holocauste […] pour analyser les phénomènes actuels de racisme et d’exclusion de groupes de la population et la discrimination en raison de l’origine, la foi, la conviction, la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle. Kazerne Dossin souhaite également analyser la violence de groupe en société, comme une voie possible vers les génocides. Ainsi appréhendé, ce musée conduit de façon fondamentale à un projet sociétal éducatif où la citoyenneté, les valeurs démocratiques et la défense des libertés individuelles occupent une place centrale. »

Gout de trop peu

Les raccourcis conceptuels de l’énoncé de la mission du Mémorial se confirment sur place. Les guides s’arrêtent longuement devant une photo de lynchage aux États-Unis, la foule de blancs réunie et le large sourire qu’ils arborent. Seule explication avancée : l’effet de masse conduit au génocide ! L’approche choisie, qui permet soi-disant d’actualiser et d’universaliser les enseignements de la Shoah, est au contraire stérile, voire contreproductive, puisque dématérialisée, dépolitisée et moraliste. Non, l’extermination des Juifs d’Europe ne fut pas le résultat d’un dérapage psychologique collectif. Pas plus que les lynchages de noirs en Amérique ou le génocide rwandais… Si l’on ne peut contester les mécanismes de manipulation et les effets de foule, ils n’éclairent ni les logiques à l’œuvre à l’époque ni le présent, puisqu’ils ignorent les enjeux économiques, le rôle joué par les politiques nationaux et internationaux, le grand capital, l’industrie. Les Américains blancs de la photo voulaient maintenir leur droit d’exploiter les noirs. Et les Juifs étaient des boucs émissaires, leurs avoirs spoliés, les plus vaillants d’entre eux servant de main-d’œuvre gratuite…
Les grilles de lecture proposées dans les sites mémoriels tendent donc à mettre l’accent sur l’individu et sa responsabilité, sur les relations interpersonnelles, la psychologie sociale et l’anecdotique. Ce faisant, elles éludent le contexte socioéconomique, géostratégique, les rapports de production, les luttes sociales passées et à venir, le politique (qui veut quelle société ?), la perspective historique, les idéologies en présence… Toutes données qui ” justement ” permettraient aux élèves de sortir de la visite en ayant réfléchi et appris quelque chose.
Bien sûr, les professeurs peuvent ajuster le propos avec leurs classes, avant et après la visite. Corsetés dans les UAA, les compétences et tutti quanti, combien seront-ils à le faire ? Effarouchés par leur « devoir de neutralité », combien oseront une analyse ouvertement matérialiste ?
En attendant, ce qui circule ainsi, c’est une histoire prétendument neutre, en fait dépolitisée, expurgée de toute lutte, frileusement axée sur la pensée « mainstream », sur les mythes du juste milieu et du vivre ensemble, cache-misère d’un capitalisme déguisé en démocratie de marché… Un devoir de mémoire qui ne fait pas sens chez les élèves. Alors que l’enjeu, vital pour une démocratie réelle, est bien « que la mémoire vive ». Voilà une belle ligne de front pour des enseignants progressistes ! 

Article publié sur le site de l’Aped https://cutt.ly/MIYMHgK