18 pilotes et un avion

Résumé des épisodes précédents : une classe se lance dans la réalisation d’un journal papier. Après des débats houleux, un choix de thème s’impose, par un vote garçons contre filles : le député populiste Laurent Louis. « C’est la démocratie ! », clament les uns, « on ne veut pas de ce pouilleux », disent les autres. Aux profs de trouver une solution…

Nous (professeur et formatrice)
nous sommes donc engagés à leur proposer des pistes de déblocage pour la semaine prochaine. Mais comment avons-nous pu accepter un pareil cadeau empoisonné ? Et qu’est-ce qui les a poussés à une pareille demande : déresponsabilisation et/ou
recours à un tiers face à un terrain trop miné au sein de la classe ? Ou n’est-ce pas une manière de vérifier que nous aussi nous sommes prêts à nous risquer face à de l’insécurisant, en mouillant notre chemise, comme nous voulons qu’ils le fassent pour eux-mêmes – et ce faisant, que nous les respectons[1]S’inspirant de B. Pascal, le psychanalyste Ph. Lacadée pointait que le respect implique de consentir à se laisser incommoder par l’autre : « Si le respect était d’être en fauteuil, on … Continue reading ?

Pédocrates ou démophiles ?

Du côté des garçons, nous avons clairement senti un défi et, déjà, leur colère face à leur pressentiment : nous allons casser leur vote pour travailler sur autre chose de plus politiquement correct. Pour rappel, c’est l’époque où la polémique sur Dieudonné fait rage. Qui elle-même se nourrit d’une conviction solidement ancrée chez nos jeunes : on leur demande leur avis à condition qu’ils donnent celui qui nous convient. La démocratie, c’est du pipeau. C’est précisément une des thèses de Laurent Louis, ayant d’ailleurs reçu la fameuse quenelle des mains de Dieudonné. La semaine suivante, nous venons
avec une triple proposition : d’une part, nous travaillerons bien sur Laurent Louis. D’autre part, nous examinerons les thèmes qu’il aborde afin d’identifier ceux qui pourraient intéresser différents élèves et permettre de constituer des groupes de travail. De ce point

« Purée, on aurait dû prendre le sujet des filles ! »
de vue, Laurent Louis est un objet de travail pratique : il a un avis sur (presque) tout…
Enfin, désormais, les votes seront pris à la majorité qualifiée (petit cours en passant
sur les différents types de votes) : il faudrait que chaque décision soit approuvée par une majorité de garçons et une majorité de filles. La première réaction de certains garçons reste étonnante, nourrie de dépit et par la conviction qu’on vient casser leur décision de la semaine antérieure. Ce n’est qu’après force palabres, notamment entre garçons,
que les choses s’apaisent et les propositions sont approuvées.

Le désir, ça prend

Nous dégageons, lors d’un conseil de tous, les lignes qui vont cadrer notre travail : on veut lire le programme de Laurent Louis, visionner différents documents à son sujet, rencontrer des personnalités autour des questions : « Qu’est-ce que le système ? Et qu’est-ce qu’être antisystème ? ». Certains élèves, qui semblent bien le connaitre,
proposent Philippe Moureaux, d’autres Zoé Genot qui était la seule politicienne à avoir répondu à une première invitation lancée pour préparer les élections à venir. Des élèves proposent encore de rencontrer un franc-maçon puisque ceux-ci semblent être au centre de tous les complots. « Oui, mais normalement, c’est secret ! Comment on va faire ? » On décide tout de même de chercher… Un des élèves est chargé de contacter Laurent Louis, celui-ci ne répondra jamais. Nous leur imposons un nouvel incontournable : pour chaque thème, on ne peut pas se contenter d’un seul point de vue ou d’une seule analyse. Il faut croiser des discours contradictoires, afin de pouvoir se faire son propre avis. Cette nouvelle exigence ne pose aucun problème. Pour aider à structurer la vision
du travail, nous confectionnons une affiche que nous utiliserons sans doute dans les semaines qui suivront. Elle se structurait comme suit : ce que nous croyons savoir ; les
questions que nous nous posons ; ce que nous voulons/devons apprendre pour y répondre ; quoi lire/visionner/ qui rencontrer/quel lieu visiter ; qui fait quoi ? À partir d’un
moment, nous afficherons aussi un calendrier avec les étapes du travail déjà accompli, et celles qui restent à franchir.

Une messe pour des protestants

Nous commençons donc par la lecture du programme politique de Laurent Louis. Spontanément, nous pensions diviser la classe en sous-groupes, un par sous-thème
important, à analyser à l’aide d’une grille de lecture. (Voir schéma ci-dessus)

Nous sommes à peine en train d’expliquer celle-ci que la méfiance réapparait : « Oh là, on va où comme ça, Monsieur ? » « Et on est en français ou en sciences humaines ? » Non

Ils veulent que nous lisions l’entièreté du programme. Tous ensemble. Nous voilà donc
attablés à lire ce programme politique à voix haute, comme à la messe, en marquant
des pauses à chaque question, remarque, etc. Pilotage à vue et vitesse de croisière de limace. Apparaissent des commentaires, parfois approbateurs (quand il s’agit de supprimer les niveaux de pouvoir de la Belgique), parfois stupéfaits ou critiques (quand il s’agit de remplacer les élections par le tirage au sort), et aussi des questions : « Mais au fond, quand il dit “Debout les Belges”, de quels Belges parle-t-il ? ».
Au bout de deux heures, on n’est pas très avancés, beaucoup trouvent cela chiant… « Purée, on aurait dû prendre le sujet des filles ! », s’exclamera un des garçons.

À suivre…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 S’inspirant de B. Pascal, le psychanalyste Ph. Lacadée pointait que le respect implique de consentir à se laisser incommoder par l’autre : « Si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait
tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé, on distingue fort
bien.