6 Empirisme et constructivisme

Quelles postures épistémologiques et quels rapports au savoir s’opposent ici?
Pour le comprendre, un détour théorique est nécessaire.

Dans leur présentation de l’enseignement explicite, ses promoteurs insistent sur le fait qu’elle a été découverte à partir d’observations dans les classes, légitimant ainsi la méthode par son origine naturelle. Les bons gestes étaient là, il suffisait de les identifier en fonction de leur efficacité. Ce n’est que dans un deuxième temps que la vérification est réalisée de manière dite scientifique, c’est-à-dire ici statistique. Les bons gestes n’ont pas été construits en fonction d’hypothèses explicites, ils ont été découverts empiriquement.

Empirisme

Cyrulnik rappelle très justement que l’interdit de l’inceste chez les goélands ne peut être inféré empiriquement, il n’est pas observable. Sauf si on en construit l’hypothèse, à priori et contre le sens commun, et qu’on imagine un moyen de la vérifier, soit le baguage d’un grand nombre d’individus. Il démontre ainsi que notre accès au réel est limité, qu’on ne peut observer que ce qui est directement observable et que l’essentiel est souvent invisible.

« La pédagogie est politique et devient émancipatrice si elle est d’inspiration socioconstructiviste. »

On distingue ainsi deux conceptions[1]Sans parler ici, par manque de place, de l’approche par la complexité développée surtout par Edgar Morin. de la science, l’empirisme et le constructivisme. L’empirisme considère que nous avons un accès direct à la réalité à travers nos expériences sensibles. Les hypothèses sont induites à partir de l’observation et vérifiées ensuite expérimentalement. Elles deviennent alors des vérités universelles qui s’ajoutent par accumulation aux précédentes, la science s’enrichit. La pédagogie explicite s’inscrit dans ce courant.

Constructivisme

Le constructivisme considère que les connaissances que nous avons de la réalité sont toujours des représentations construites par l’esprit. Les hypothèses sont construites contre le sens commun ou contre une théorie scientifique existante. Bachelard[2]Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, 1934. parle de rupture épistémologique. C’est, pour lui, la première étape de la recherche scientifique, la construction en étant la deuxième étape et la vérification, la troisième. Cette rupture épistémologique correspond à la levée d’un obstacle épistémologique (comme la représentation géocentrique).

Pour les tenants du constructivisme, la science progresse par étapes[3]Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962. en deux temps, une première étape de révolution, de levée d’un obstacle épistémologique (comme la révolution copernicienne ou la relativité d’Einstein) et une seconde d’approfondissement et d’accumulation à partir de ce nouveau paradigme, jusqu’à la prochaine révolution.

À cette conception constructiviste de la science correspond une conception constructiviste de l’apprentissage[4]À ces deux conceptions constructivistes, on peut encore ajouter le constructivisme sociologique : nos représentations sociales construiraient le monde comme on se le représente., développée d’abord par Piaget, pour sa dimension individuelle, et Vygotski, pour sa dimension sociale. On pourrait ainsi dire que le développement de l’intelligence et des connaissances de l’enfant connait un certain parallélisme avec le développement des connaissances dans l’histoire de l’humanité. L’enfant devrait surmonter progressivement les mêmes obstacles épistémologiques, pratiquer les mêmes ruptures pour progresser que la recherche scientifique. L’enfant serait amené à construire son savoir en interaction avec son environnement social et culturel comme le chercheur construit ses hypothèses et théories en interaction avec son environnement social et scientifique.

Chypotaises

L’enseignant socioconstructiviste va donc essayer de concevoir des dispositifs d’apprentissages, des situations où pour résoudre le problème qui lui est posé, l’apprenant doit surmonter un ou plusieurs obstacles épistémologiques, exercer une rupture par rapport à ses connaissances antérieures pour construire un nouveau savoir. L’enseignant peut même organiser sa classe en une petite communauté scientifique de chercheurs qui va produire un savoir local produit par la classe qu’on devra alors confronter au savoir constitué, le savoir officiel. Le parallélisme entre conception constructiviste de la science et conception constructiviste de l’apprentissage est évident. Il y a bien une cohérence constructiviste.

Ce n’est pas un hasard si, à la pédagogie explicite, ses promoteurs opposent une pédagogie de la découverte et non pas une pédagogie à orientation socioconstructiviste. Ils restent dans la même conception empiriste de la science : si on ne transmet pas les connaissances, on ne peut que les faire découvrir et, pour eux, les faire découvrir est moins efficace que les transmettre explicitement. Nous sommes au moins d’accord avec eux sur ce point.

Mais qu’on les transmette ou qu’on les découvre, on reste dans le même rapport au savoir, un rapport de soumission au savoir. Les vérités scientifiques sont là, transmises ou découvertes, elles s’imposent à nous. Pour nous, constructivistes, les connaissances ont été construites et non découvertes (comme l’Amérique a été conquise et non découverte, pourrait-on dire) et construites collectivement en interaction avec le monde[5]À titre d’exemples concernant cette interaction, le vaccin contre la malaria n’a pas encore été découvert (!), mais avec le réchauffement climatique et l’arrivée des moustiques en Europe, … Continue reading .

Et si la connaissance a été construite collectivement à la suite d’essais-erreurs et de chypothèses (et même des chypotaises!), elle est désacralisée, elle peut être déconstruite, remise en question, chypotée, reconstruite collectivement : on est alors dans un rapport de maitrise coopérative du savoir et non plus dans un rapport individuel de soumission au savoir. La pédagogie est politique et devient émancipatrice si elle est d’inspiration socioconstructiviste. Elle considère alors que ce qui est appris et intériorisé durablement, c’est un rapport au savoir plus qu’un savoir. Mais qu’est-ce que le rapport au savoir et en quoi est-ce politique ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Sans parler ici, par manque de place, de l’approche par la complexité développée surtout par Edgar Morin.
2 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, 1934.
3 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962.
4 À ces deux conceptions constructivistes, on peut encore ajouter le constructivisme sociologique : nos représentations sociales construiraient le monde comme on se le représente.
5 À titre d’exemples concernant cette interaction, le vaccin contre la malaria n’a pas encore été découvert (!), mais avec le réchauffement climatique et l’arrivée des moustiques en Europe, il y a des chances qu’on le découvre bientôt. Ou encore l’homosexualité considérée comme maladie par l’OMS jusqu’en 1992…