8. Enquête chez les bourges

Comment subvertir les habitudes de recherche en sciences sociales et décrypter les inégalités,pour affirmer l’exigence d’égalité à l’école et dans la société? Lorsque des étudiants de 1ère BAC issus de milieux populaires sont envoyés pour enquêter dans le très bourgeois 8e arrondissement de Paris… Interview de l’enseignant, Nicolas Jounin. «,»En quoi ton choix pédagogique est-il une affirmation concrète de l’exigence d’égalité : égalité dans la relation pédagogique et égalité politique ?
L’égalité dans la relation pédagogique, ce n’est peut-être pas exactement ça, mais l’idée était que l’étudiant soit amené à produire des connaissances que l’enseignant ne maitrise pas. L’enseignant n’est pas présenté comme quelqu’un qui sait tout, mais quelqu’un qui peut accompagner les étudiants sur ce chemin de la connaissance.
Cela étant, ce n’est jamais en toute innocence qu’on s’interroge sur les inégalités : c’est généralement avec l’arrière-pensée politique que l’égalité, c’est mieux.
Et le troisième élément : les sciences sociales se sont constituées avec des bourgeois qui étudient des prolétaires, des colonisateurs qui étudient des colonisés, des hommes qui étudient des femmes. L’objectif derrière ce cours est de faire en sorte que n’importe qui puisse étudier n’importe qui. Des étudiants de Seine-Saint-Denis qui vont étudier des bourgeois…

Les étudiants ont-ils été producteurs de savoir ou ont-ils repris ce qui a déjà été écrit sur la bourgeoisie notamment par les Pinçon et Pinçon-Charlot ?
Ils ont vraiment été producteurs de savoir, malgré le fait que l’insertion dans le milieu des Pinçon et Pinçon-Charlot (chercheurs blancs du CNRS, d’un âge avancé) était sans commune mesure avec celle de jeunes étudiants pour la plupart étudiantes, pour la plupart non blanches, et pour la plupart d’origine populaire.
On n’a pas fait exactement la même chose non plus. On a utilisé des méthodes que les Pinçon-Charlot n’utilisaient pas trop. On a fait des observations dans l’espace public ou dans des espaces publics privés comme les boutiques de luxe, les hôtels de luxe, en mettant en œuvre des formes d’observation systématiques.
Les étudiants ont retrouvé des choses qui pouvaient rejoindre des connaissances produites auparavant. Heureusement, sinon ça aurait voulu dire que soit les Pinçon-Charlot, soit eux s’étaient trompés.

Les étudiants encaissent l’humiliation des rappels à l’ordre social : mépris de classe, préjugés racistes, sexistes… Tu écris que cette démarche relève d’une pédagogie sadique. L’humiliation est-elle en soi une pédagogie ?
L’objectif était de faire en sorte que les étudiants vivent une expérience un peu remuante sous différents aspects et l’humiliation en fait partie. Mais ce n’est pas un objectif. Une des raisons pour laquelle j’ai fait ce cours en première année et au premier semestre, c’est que je voulais un truc qui bouscule un peu. C’est extrêmement désocialisant l’université. L’idée était d’avoir une expérience décalée, un peu originale qui donne envie aux étudiants de parler entre eux, qui fasse qu’ils socialisent.
Et ça sortait de la récitation de Durkheim et Weber. Le plus beau compliment qui m’ait été fait c’est : « En un semestre, on a l’impression d’avoir compris en quoi consistait la sociologie. »

Tu dis qu’il faut tourner en dérision les situations, c’est peut-être aussi un moyen de mettre à distance l’humiliation, la honte ? Jusqu’à quel point un enseignant peut-il accepter les humiliations pour ses étudiants ?
D’un point de vue pédagogique, l’idée était de retravailler ces choses-là ensemble et de faire en sorte que ce soit moins dur, d’en rire, d’en discuter collectivement, sans mesurer jusqu’à quel point les étudiants osent dire ce qu’ils ont ressenti devant les autres.
Par exemple, une étudiante a eu un interviewé qui pendant tout l’entretien se tourne vers elle en disant : « Je suis dans une association qui lutte contre l’excision, vous devez savoir ce que c’est. » Et puis qui, à la fin de l’entretien, lui dit : « Je vais vous donner le numéro de Ni putes ni soumises », sous-entendu : « Pour que vous puissiez enlever votre voile. » Elle a présenté son expérience aux autres de manière très désinvolte. On en a reparlé plus tard et je me suis rendu compte que ça l’avait beaucoup affectée, ce qui explique que je sois réintervenu auprès du gars. C’était un moment où je n’étais pas à l’aise, où je ne savais pas jusqu’à quel point je pouvais confronter des étudiants à ça.

Tu fais part de l’importance du retour sur les émotions des étudiants, est-ce que c’était une nécessité pour passer à l’analyse ?
L’étonnement et les sensations plus ou moins agréables peuvent susciter une volonté de savoir. Mais si on ne fait que les exprimer, on a juste un truc impressionniste. Il faut essayer d’aller au-delà et d’objectiver. Par exemple, au Plaza Athénée, les étudiantes ne font pas que raconter leur malaise, elles calculent qu’on met sept à huit minutes pour s’occuper d’elles pendant qu’on met deux-trois minutes pour les autres.
Ce que j’essaie de décrire c’est qu’on peut, au fur et à mesure, produire des connaissances un peu plus solides à la fois parce que l’on contrôle mieux les mots qu’on utilise pour fabriquer ces connaissances et que l’on contrôle mieux la manière dont on a collecté des données.

Comment passer du ressenti des étudiants à l’objectivité du sociologue ?
Ceux qui avaient déjà fait de la sociologie disaient qu’ils avaient ressenti de la domination symbolique, de la violence symbolique. Je trouve que ça obscurcit les choses. Bourdieu joue sur l’ambigüité, car cette expression désigne à la fois le traitement dégradant qu’on nous réserve, et le fait que ce traitement est efficace, c’est-à-dire qu’on se voit à travers les yeux des dominants et qu’on pense être l’être inférieur que les dominants pensent qu’on est.
Je préfère parler d’humiliation pour désigner les traitements de rappel à l’ordre social par les dominants. Et le terme que j’utiliserais pour la deuxième face, qui est de se voir avec les yeux des dominants, c’est le mot d’aliénation. Il faut distinguer les deux en essayant d’objectiver les traitements qui sont faits par les gens.
C’est ce que font les trois étudiantes au Plaza Athénée quand elles chronomètrent le temps mis à les servir et le temps passé à aller servir les autres. Les serveurs les traitent différemment, et ça renforce probablement leur sentiment de ne pas être à leur place.

Tu parles de racisme républicain qui se traduit par l’utilisation d’expressions comme population d’origine étrangère pour désigner les personnes non blanches. Comment expliquer que des étudiants qui vivent ce racisme républicain utilisent ces catégories ? Comment as-tu abordé ces questions en classe ?
J’ai posé des questions : « Qu’est-ce que vous voulez dire par d’origine étrangère ? » Et rapidement, il y en a forcément un ou deux qui réagissent en disant : « Bah oui, tu peux être Noir et être français. » Ils utilisent ces expressions parce qu’ils pensent que c’est comme cela qu’on souscrit aux exigences de l’antiracisme officiel, ce en quoi ils n’ont pas tort. Mais de fait, il suffit de mettre en exergue des formules à la con qu’on dit de manière un peu évidente comme il y a des gens de couleur. Mais dès qu’on a posé les questions : « De quelle couleur ? » et « De quelle couleur sont les gens qui ne sont pas de couleur ? », tout le monde voit l’absurdité du truc, en particulier chez ces étudiants-là.

Toi, tu affirmes la catégorie sociale de race. Comment les étudiants réagissaient-ils ?
La race, c’est une construction sociale, c’est ce que produit le racisme, on produit sociologiquement des races. La question, c’est celle d’une relation sociale d’infériorisation, dont la couleur de peau peut devenir le signifiant dans certaines configurations racistes, mais pas dans toutes. Le point de départ de cette discussion, c’est que les étudiants utilisaient des formations ampoulées (et courantes), faussement neutres et vraiment racistes, en parlant par exemple de personnes d’origine étrangère pour des non-Blancs. Je défendais qu’il est préférable de dire des non-Blancs ou des Noirs et des Arabes.
C’est raciste de dire ça, mais on est dans un monde raciste et de temps en temps ça peut être utile de le dire. Donc, il y a deux questions à se poser :
– La question de la symétrie : si vous parlez de Noirs et d’Arabes, vous parlez de Blancs. Parce que ça fait une vraie différence avec le langage raciste ordinaire où on va voir des Noirs et des Arabes, mais on va moins souvent voir des Blancs. Cette asymétrie est propre au racisme.
– La deuxième question est celle d’un principe de proportion : quand, comment, pourquoi est-ce utile d’utiliser ces catégories-là, alors qu’on juge que ce sont des catégories produites par le racisme et dont on se passerait bien ?

Ça doit être éclairant pour les étudiants de réfléchir sur ces catégories-là.
Pour certains il pouvait y avoir un effet libérateur, car je pense que c’est extrêmement oppressant cet antiracisme raciste républicain qui fait qu’on n’a pas le droit de dire Arabe, Noir et Blanc, alors qu’on fabrique en permanence de la discrimination, en disant en plus aux Noirs et aux Arabes qu’ils ne sont pas français. D’un côté, on est victime de discrimination raciste. De l’autre, si on nomme les catégories qui sont visées par ces discriminations racistes, on est taxé de racisme et en même temps, on est renvoyé à une altérité, à une extranéité qu’on ne ressent absolument pas.
Tu écris « contre l’ordre établi du savoir, ma préférence va aux enseignements qui permettent de voir et sentir qu’on a affaire à un champ de bataille où il faut prendre parti et s’engager »…
La phrase qui m’intrigue le plus, c’est celle que je cite d’Hélène Cixous : « Il n’y a pas de savoir, il n’y a que de la recherche. » Toute acquisition de connaissances et toute production de connaissances est un parcours, un processus où on fait du tri, de la sélection, de la prospection et ce n’est jamais innocent. La distinction la plus pertinente n’est pas forcément entre les cours théoriques et les cours de méthodo, mais entre les cours qui donnent à présenter le fait qu’on est en train de faire un chemin, quel qu’il soit : chemin de production de connaissances ou chemin qui permet de se repérer dans les connaissances déjà produites et voir ce qu’on peut en extraire.

Version originale de l’article : https://shrtm.nu/cdIi

2022-09-29 11:11:07