« Ces gamins, faut les emmener en extérieur ! » Telle est la conclusion de cinq semaines de tentatives de travail dans une salle de sport avec des enfants du quartier.
Cinq semaines à expérimenter un lieu pour faire autrement avec douze enfants du fondamental qui vivent le confinement de plein fouet : plus d’école pour rencontrer des copains, vivre du collectif, apprendre des savoirs, mais aussi… plus d’école pour permettre aux parents de souffler.
Notre ministre de l’Aide à la jeunesse nous ayant autorisés, malgré les mesures Covid, à rassembler ces enfants, nous voilà, ambitieux travailleurs sociaux de l’action en milieu ouvert (AMO), motivés par cette brèche dans le mur des libertés individuelles restreintes.
Nous décidons de constituer un groupe d’enfants âgés entre cinq ans et douze ans, de les rassembler dans une salle de sport de l’école du quartier, des mercredis et des samedis après-midi. Nous voulons leur offrir la possibilité de bouger, de sauter, de courir, tout en fréquentant d’autres enfants. Une possibilité de sortir de leur lieu de vie, chargé de tensions et de proximité étouffante, dans ce contexte hors du commun.
Nous définissons avec ma collègue et la stagiaire, quelques institutions qui organiseront notre projet : une loi pour tous, un Quoi de neuf (temps de parole libre sur inscription), un Ça va-ça va pas (pour mettre des mots sur ce qu’on vient de vivre avec le groupe avant de se quitter). Le constat est sans appel après cinq semaines en activité à intérieur : c’est un joyeux bazar ! Nous sommes confrontés aux absences multiples (rarement de la faute des enfants), à l’excitation extrême de l’un ou l’autre qui fait basculer la dynamique de groupe, à la difficulté de certains de trouver leur place dans ce collectif surréaliste… Un joyeux bazar donc où les enfants s’amusent beaucoup, mais d’où les adultes (et même certains enfants) ressortent frustrés. On ne se sent pas écouté ni respecté. On tombe dans des postures de gendarmes, ce que nous voulions éviter ! Et on a bien du mal à imaginer leur proposer des responsabilités et un Conseil !
Le beau temps arrivant, nous changeons de cadre et les emmenons à la campagne. Un jeu de pistes, une balade les pieds dans l’eau, l’occasion de respirer le grand air et d’essayer autre chose. Les retours sont plutôt bons. Certainement une piste à explorer…
Fin du confinement, retour à l’école. Soulagement pour les parents et pour les enfants ! Mais, nous restons sur notre faim. Comment faire avec ces enfants dits difficiles ? Et comment s’en sortent leurs instituteurs au quotidien sans très vite devoir employer la menace et la punition ? Nous aimerions tant les voir évoluer posément et harmonieusement dans un collectif ! Comment leur permettre de faire autrement, de sortir de leurs postures tellement déjà bien ancrées du haut de leurs six ou dix ans ?
Après l’été, on ne lâche pas l’idée, nous décidons d’oser l’extérieur intensivement. Nous les emmenons dans les bois pour vivre des expérimentations libres, sur le modèle du Shirin Yoku, ou bains de forêt. Nous démarrons fin octobre et proposons aux enfants de nous rendre en forêt pour y construire une cabane. Ils sont partants !
Nous sommes attentifs à soigner le cadre et la forme de ce que nous organisons : aménagement d’un lieu cosy de départ et de retour, proposition de saisir des responsabilités, réutilisation de la loi zéro (« Ici, je me respecte et je respecte les autres »), le Quoi de neuf de départ et le Ça va/Ça va pas de clôture… Et, toujours dans un joyeux bazar, ça fonctionne un peu mieux !
Nous observons que les institutions sont des points de repère dans le déroulement de l’après-midi, et surtout, nous observons que les enfants les plus agités une fois au contact de la nature se posent, enfin ! Le début de l’activité est toujours un peu animé, l’excitation de départ se fait clairement ressentir, la joie de faire autre chose qu’à l’école joue sans doute. Nous sommes ravis de voir que, pour certains enfants, la météo même difficile ne freine en rien leur élan, nous devons plutôt convaincre les parents de laisser leurs enfants venir à l’activité. Nous veillons à les équiper correctement avec pantalons K-W, vestes, bottes et chaussettes épaisses. Cette phase est chronophage, mais nous savons que c’est la clé du succès une fois les pieds dans la boue.
Dans la forêt, les enfants suivent leur instinct sans trop d’intervention des adultes. Ils construisent ou aménagent la cabane, observent des insectes ou des champignons, jouent à des jeux symboliques ou créent des décorations avec des bouts de laine mis à leur disposition.
Au début, certains semblent perdus de ne pas recevoir d’indications précises sur ce que l’on vient faire dans les bois. Mais ils trouvent vite des sources d’intérêt, bien loin de leurs activités habituelles, seuls, à deux ou à trois. Une fois immergés dans la forêt, certains enfants semblent se poser, atterrir, s’apaiser. Les bienfaits sur l’état de tension des enfants sont visibles : Téo, d’habitude si agité et en opposition avec l’adulte ou le groupe vient apporter des bois pour construire la cabane, il fait des allers-retours sans relâche, aide les autres et demande l’intervention de l’adulte pour couper telle branche ou porter tel tronc. Kenny passe de longs moments à observer les insectes, demande des informations, lui qui, lors de notre première sortie, prenait un malin plaisir à écraser chaque bestiole vivante. Ici, je me respecte et je respecte les autres… y compris les petites bêtes à six ou huit pattes !
Les responsabilités organisent notre petite troupe. Le Chien de Berger rappelle ceux qui s’éparpillent pour le gouter. Monsieur/Madame photographe vérifie que l’appareil photo est bien rangé dans son étui à l’abri de la pluie. Monsieur/Madame Matériel emporte la corde, les laines, les loupes. Monsieur/Madame Goûter prépare les pommes et le cacao qui réchauffe le cœur et le corps. Monsieur/Madame Pipi veille à emporter le papier toilette et à tenir la porte pour les pipis-nature ! Des rôles clairs et définis. Une nécessité plus qu’une utilité pour que chacun puisse trouver sa place avec sérénité.
D’autant que, en extérieur, il y a des risques parfois difficilement calculés par les enfants, puisqu’ils ne sont jamais amenés à les courir ! Monter sur un tronc, grimper dans un arbre, déplacer de grandes sections de bois, cela implique une prise de risque que les enfants dits posés savent évaluer. Mais, nos petits kamikazes semblent avoir bien du mal à cerner les enjeux de telle ou telle posture ou action. Mes collègues et moi les aidons à y voir plus clair et à prendre la juste mesure de la mise en danger réelle à laquelle ils s’exposent. Ils essayent, ils tâtonnent, ils tombent, s’écorchent un genou ou une main. Monsieur/Madame Sécurité les soigne avec la pharmacie, et on repart ! Nous notons qu’à force de prendre des risques, les enfants sont plus précautionneux et les interventions urgentistes diminuent…
Au fil des sorties, les moments passés dans les bois sont de plus en plus qualitatifs, ce qui n’est pas (encore ?) le cas des moments de démarrage et de retour. L’arrivée au local, le Quoi neuf et le Ça va/Ça va pas ressemblent toujours à un joyeux bazar. Ces temps restent compliqués, malgré l’organisation que nous mettons en place (casiers pour l’équipement, modus opérandi pour les chaussures sales au retour, etc.), les enfants restent dépendants de l’aide des adultes pour l’habillage, le déshabillage et la gestion de leur matériel. Les temps de battement dégénèrent vite, malgré les livres mis à disposition dans l’espace cosy pour tenter d’atteindre un certain calme. Comme si, une fois sortis de la forêt, les enfants se devaient de rendosser leur rôle d’enfants difficiles, celui-là même qui démotive leur école d’oser les sorties scolaires… Nous même pourrions tomber dans le panneau : les difficultés que nous rencontrons avec untel ou unetelle pourraient avoir vite fait de notre motivation et notre élan.
Pourquoi aurait-on envie d’emmener ces enfants dehors ? Quel risque serions-nous prêts à prendre ? Sachant qu’en début d’activité, il y aura vingt minutes de négociation pour enfiler un pantalon K-way ou mettre un bonnet. Puis, la joie de s’offusquer des plantes et champignons écrasés délibérément… Ou l’appareil photo abandonné dans les feuilles mortes. Sans parler des combats de bois pointus qui atterrissent proche de l’œil des combattants, sans « l’avoir fait exprès M’dame »…
Le début de nos sorties en extérieur rassemblait tout cela. Mais pas que ! Si l’on arrive à ce patient travail qu’est le dépassement de l’inconfort que ces prises de risques constituent. Que les peurs des adultes ” « Nous sommes notre premier outil de travail ! », me confiait un jour une amie pédagogue ” peuvent laisser place à la confiance dans les capacités des enfants ” « Ils ont tout en eux ! », continuait-elle. Et que jaillit l’émerveillement de voir ces enfants découvrir de toutes nouvelles sensations, inconnues jusqu’ici…
Alors ces sorties en forêt n’ont définitivement rien à voir avec de l’occupationnel, elles dépassent largement nos objectifs de départ et permettent aux enfants d’exister autrement que dans le cadre scolaire, si complexe pour eux.