Depuis des mois, nous attendons l’aménagement de la cour de récréation et la zone foot a enfin vu le jour. Nouvel espace, nouveaux problèmes, nouveaux enjeux.
À la première heure de cour, ce matin, Salima prend la parole : « Madame, je voudrais dire quelque chose. Certains garçons feraient bien de fermer leur grande bouche. » Je la stoppe dans sa lancée. C’est un personnage Salima ! Elle s’impose facilement et elle a un grand sens de l’injustice et n’hésite pas à se montrer agressive parfois même avec les professeurs.
« Reprends, Salima, dis ce que tu veux, mais mets-y les formes pour qu’on puisse tous t’écouter sans nous braquer directement. »
« Eh bien, vous savez, les nouveaux goals sont arrivés dans la cour et pour pouvoir jouer sur le nouveau terrain de foot, il faut former des équipes. Et, en classe, on en avait une. Nabila et moi, on en faisait partie. Maintenant, les garçons, ils font pression pour qu’on se retire. Nabila est prête à céder, mais moi, je vous le dis, je ne partirai pas ! »
Hamid veut réagir. C’est un très bon élève, un peu râleur et faisant partie d’un club de foot. « Moi, je ne dis pas que les filles doivent partir, mais il faut pas qu’elles viennent pleurer quand on va commencer à jouer sérieux. »
Là, c’est moi qui réagis au quart de tour : « Jouer sérieux ? C’est quoi ? C’est tacler ? C’est faire mal ? »
Quelques réactions s’enchainent. Je reprends la main, car il faut absolument se remettre au travail. Nous sommes vendredi. Mardi, un gouter est organisé pour les parents par les élèves et ils doivent terminerl’invitation et la remettre chez eux avant le weekend.
Je conclus quand même : « La mixité des équipes est prévue dans les quelques règles qui ont été proposées à la réunion des délégués. Quelle société voulons-nous et préparons-nous si les filles sont d’office exclues de certaines activités ? J’irai trouver l’éducateur pour que ça se passe bien sur le temps de midi et la discussion est loin d’être close. »
Je vais trouver mon collègue éducateur et lui fais part du problème. Il me dit ne pas avoir géré la mise en place de cette activité, c’est l’éducatrice absente depuis une semaine qui a suivi le projet. Il me dit aussi que le problème est plus large que ce que je lui rapporte puisque les garçons qui ne sont pas de bons joueurs sont écartés aussi. Il ajoute qu’à la réunion des délégués, il a été décidé que ce seraient les élèves qui arbitreraient et que, lui, doit être à d’autres postes pendant la récré (par exemple surveillance toilettes).
Mais, quand même, il organise le tournoi de façon à ce que chaque équipe (forte ou faible) joue le même nombre de matchs et il propose d’accorder des points supplémentaires aux équipes qui seraient mixtes ou avec des joueurs plus faibles.
On décide d’envoyer un message aux titulaires pour que ce point soit abordé en Conseil, dans chacune des classes, et il me promet la plus grande vigilance sur le temps de midi.
Cet exemple du foot est tout petit, courant dans toutes les écoles, susceptible de se poser chaque année. Ici, c’est Salima qui le porte avec force et quelle chance pour tous ! Il contient beaucoup des ingrédients de ce qui va faire classe ou pas.
– Quel espace de parole est possible ?
– Comment la plainte, la critique va être exprimée ?
– Comment faire se décentrer les jeunes pour entendre le point de vue de l’autre ?
– Quelles institutions mettre en place pour que le problème puisse être parlé ? Une solution trouvée, testée, remise en question ?
– Quelles reprises prévoir si l’imprévu bouscule l’anticipé ?
– Quelle place pour les minorités ?
Avec les années qui passent, je me rends de plus en plus compte que c’est dans ce qui pourrait nous paraitre anecdotique ou petit que de grands enjeux se cachent. Les élèves attendent, ils nous attendent. Que vont faire les adultes de ce qu’ils déposent ? Le lieu est-il suffisamment sûr pour oser se risquer ? Dans les relations, mais surtout aussi dans le travail.
– Je ne m’expose pas si la moquerie est présente.
– Je ne peux pas me concentrer si je dois être sans cesse sur mes gardes.
– Je ne peux pas coopérer si mes idées ne vont pas être prises en compte.
– Je dois rester discret, ne pas poser de questions si le groupe n’a pas envie de travailler, pour ne pas passer pour un fayot.
– Une sécurité doit être garantie pour me permettre une ouverture à du nouveau, pour oser une prise de risque.
Plus la place de chacun sera reconnue, plus chacun sera ouvert aux autres et disponible pour se mettre en projet d’apprentissage.