« La grammaire, avec son mélange de règles logiques et d’usage arbitraire, propose au jeune esprit un avant-gout de ce que lui offriront plus tard les sciences de la conduite humaine. »1
L’enseignant, à quelque niveau qu’il exerce, rencontre la notion de « faute », sommairement définissable comme un écart, jugé répréhensible, par rapport à une règle ignorée ou non appliquée.
En toute rigueur, par conséquent, avant de comptabiliser un écart comme une faute, terme qui attribue la responsabilité de l’erreur à celui qui la commet, le correcteur devrait se poser deux questions : d’abord, est-ce que l’élève connait la règle ? Ensuite, s’il la connait, pourquoi ne l’applique-t-il pas ?
Généralement, la réponse – évidente – est que l’élève n’a pas le niveau s’il ne maitrise pas la règle et qu’il est étourdi ou négligent s’il ne l’applique pas.
Raisons possibles
Il est rare que l’on se demande si la règle a été enseignée de manière pertinente, c’est-à-dire de façon à ne pas permettre des généralisations abusives. Ainsi, la fameuse recette rappelée par R. Viau2 « les si mangent les rais », destinée à éviter les conditionnelles de type Si je serais riche, interdit aussi, telle que formulée, les parfaitement grammaticales interrogatives indirectes (Je me demande) s’il serait d’accord. De même, mais à l’inverse, faire retenir que l’on a toujours un infinitif après un verbe (Je dois/peux/vais/sais jouer et non joué) permet d’écrire fautivement J’ai jouer ou Je suis tomber ou Omar m’a tuer puisqu’on ne parle pas d’avoir ou être seulement en termes d’auxiliaires mais aussi de verbes3. Ajouter à la règle précédente « sauf après être et avoir » permet d’engendrer Copier c’est triché, voire Nous avons à travaillé. Je me rappelle mon fils à huit ans, à qui l’on avait demandé de décrire un animal, et qui avait écrit « Le poils de mon chien est luisant ». « Pourquoi mets-tu un -s à poils ? C’est un singulier ! » « ‘Mais, répondit-il, mon chien a plusieurs poils, et quand il y en a plusieurs, on met un -s. »4 Il appliquait bien la règle, telle du moins on la lui avait fait apprendre… Il n’en reste pas moins que c’est l’élève qui est jugé responsable de la maladresse d’une phrase comme Mon chien a plusieurs poils.
Il est rare aussi que l’on se demande si la règle elle-même est pertinente, c’est-à-dire correspond bien au fonctionnement du système de la langue. Or, si ce n’est pas le cas, elle entre en conflit avec les représentations que l’enfant se sera forgées à partir des pratiques linguistiques qu’il observe et il est alors normal qu’il ait du mal à se l’approprier, comme il est difficile à l’enseignant de légitimer son jugement qu’il y a « faute ». Soit, par exemple, la phrase suivante, produite par un étudiant (de français langue maternelle) en licence de Lettres :
– Il aime beaucoup Caton, bien qu’il le critiquera dans un autre essai,
où la première proposition commente un passage de Montaigne et la seconde fait allusion à un essai ultérieur. C’est précisément cette postériorité qui sans doute explique l’apparition du futur, que le subjonctif ne permettrait pas d’exprimer, puisque :
– Il admire beaucoup Caton, bien qu’il le critique dans un autre essai,
laisse ouverte la possibilité que l’autre essai se trouve avant ou après celui que l’on est en train d’analyser. À partir des définitions traditionnelles, selon lesquelles le subjonctif est le mode de l’incertain, du simplement envisagé, par opposition à l’indicatif, mode du réel, on ne peut pas justifier auprès de l’étudiant qu’il y a « faute » puisque la critique dont il s’agit est bien réelle – concrètement repérable dans le texte de Montaigne. D’ailleurs, indépendamment de cet exemple particulier, bien que introduit un fait dûment constatable ; une phrase telle que L’enfant pleure bien que sa mère soit là présuppose l’effectivité de la présence de la mère et non sa simple éventualité. La définition des deux modes ne permet donc pas d’expliquer pourquoi bien que introduit une proposition au subjonctif, ni par conséquent de motiver le jugement qu’il y a faute. L’étudiant a certainement eu l’occasion d’apprendre que bien que est suivi du subjonctif (en particulier quand les propositions subordonnées circonstancielles lui ont été enseignées) mais l’application de la « règle » n’est pas complètement automatisée, sans doute parce que, inconsciemment, il renâcle à faire coïncider des données contradictoires.
Quelles solutions ?
De fait, caractériser l’indicatif comme le mode du réel et le subjonctif comme celui de l’irréel se heurte à de nombreux contre-exemples. Étant donné le sens que l’on attribue à des verbes tels que croire, penser, imaginer, supposer…, qui relèvent tous de « l’envisagé », on ne voit pas pourquoi ils sont suivis de l’indicatif : Je crois/pense/imagine/suppose qu’elle est là. De même, étant donné l’interprétation que l’on affecte à : Je regrette/déplore/me réjouis/m’étonne qu’elle soit là, on ne comprend pas que la proposition subordonnée soit au subjonctif. Il faut donc travailler à de nouvelles définitions de ces deux modes5, éventuellement avec les élèves eux-mêmes6.
Pour le dire vite, l’indicatif correspond en fait aussi bien à ce que l’on présente comme certain (Paul est là, Je sais que Paul est là) ou probable (Je pense que Paul est là), tandis que le subjonctif témoigne de l’égale possibilité que l’évènement se produise ou non (Je veux que Paul soit là). Disant je pense que, je signifie que, pour moi, quelque chose fait pencher la balance en faveur de Paul est là ; mais disant je veux que, je laisse entièrement ouverte l’alternative : rien ne permet de favoriser une hypothèse (il est là) plutôt que l’autre (il n’est pas là).
C’est cette double prise en compte qui est également sous-jacente à bien que : l’enfant pleure laisse attendre comme explication (par exemple) l’absence de sa mère, or c’est le contraire qui est vrai ; le subjonctif après bien que (L’enfant pleure bien que sa mère soit là) correspond à cette confrontation entre ce que l’on attend et ce qui est en réalité. De même, dans le cas des verbes de sentiment, pour pouvoir porter le jugement que tel fait est regrettable plutôt que réjouissant ou l’inverse, il faut mettre sur le même plan les deux possibilités de manière à pouvoir évaluer les impressions qu’elles provoquent respectivement.
Nul n’a accès au réel du fonctionnement de la langue, c’est pourtant lui que nous prétendons transmettre aux élèves, et au nom duquel, en tout cas, nous évaluons leurs productions écrites ou orales : nous ne disposons en fait que de « règles » qui, pour être constamment répétées, n’en sont pas moins de simples hypothèses, sujettes à falsification. Faute de détenir la vérité, soyons donc modestes dans nos exigences et surtout dans nos sanctions.
Danielle Leeman
1 M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien.
2 R. Viau, La motivation en contexte scolaire, De Boeck, 1997, p. 80.
3 S. Meleuc, On a visiter le Mont Saint-Michel, Le français d’aujourd’hui n° 119, AFEF, 1997.
4 Anecdote rapportée dans Langue française n° 41, Sur la grammaire traditionnelle, Larousse, 1979, p. 3.
5 Cf. par exemple D. Leeman-Bouix, Grammaire du verbe français. Des formes au sens, Nathan, 1994.
6 Cf. par exemple, D. Bouix-Leeman, La grammaire ou la galère ?, B. Lacoste et CRDP de Toulouse, 1993.