Dans une classe de première secondaire (12-13 ans) en début d’année, les élèves sont soucieuses d’« arranger la classe pour que ce soit bien. » Vu que fusent des demandes de tous genres, j’ai déjà installé le Conseil. Avec une sorte de loi zéro : « Ici, c’est une classe donc on apprend. Si on veut vraiment quelque chose pour la classe, on y travaille. »
Un petit commentaire sert de cadre : dans le Conseil, on peut se plaindre, proposer, demander, s’organiser, décider, prendre des responsabilités et en rendre compte… pourvu qu’on ne démolisse personne et que personne ne reste sur le côté.
Deux élèves se sont proposées comme responsables des murs et ont soumis leur plan d’arrangements au Conseil. Deux autres élèves ont proposé de monter une bibliothèque avec des livres apportés par toutes et ont fabriqué son règlement.
Il se fait que ce local jouit aussi d’un petit luxe que tous n’ont pas : un évier et un robinet. Et que les élèves espéraient bien en profiter.
Mais, le robinet n’est qu’un tuyau surmonté d’un écrou vissé dessus. Le bouton qui permet de faire couler l’eau n’y est pas. Des élèves râlent sur « Ce foutu robinet qui ne sert à rien… ce serait si bien si on pouvait le faire marcher. » Je leur propose d’en parler au prochain Conseil.
Ce point arrive donc à l’ordre du jour accompagné de colère : « C’est malin, un robinet qu’on ne sait pas ouvrir. Y a rien qui marche ici. Salope d’école pourrie. Ils nous prennent pour des chiens. Qu’est-ce qu’ils croient… qu’on est des sauvages ? On ne va pas leur bouffer leur robinet. »
Et déjà d’autres propos déchantent quant à « arranger la classe »… On n’a plus envie… comme si ça ne pouvait pas être bien de toute façon.
Je dis que c’est vraiment ennuyeux de ne pas pouvoir utiliser ce robinet.
Une élève, percevant peut-être mon intérêt, demande si je sais pourquoi « C’est comme ça. »
Je raconte ce que je sais : il y a deux ans, dans ce local, des élèves ont bouché le trou d’écoulement de l’évier avec de grosses mottes de papier, ensuite elles ont ouvert le robinet à forte puissance, un vendredi à 16 h avant de partir. Personne n’a rien vu. L’eau a donc pu couler à l’aise au-dessus de l’évier pendant deux jours et trois nuits. Le lundi, impossible de rentrer dans la classe pleine d’eau et dans le local de l’étage de dessous, le plafond est tellement mouillé que des grands pans sont tombés dans la classe pendant que des élèves y arrivaient. Heureusement, personne n’a été blessé. Depuis lors, le directeur a décidé d’enlever tous les boutons des robinets. Si un professeur en a besoin pour son cours (dessin par exemple), il doit aller demander une clé au secrétariat.
Certaines élèves rient de cette « blague… parce qu’alors on a congé puisqu’on sait pas entrer en classe !! »
D’autres trouvent que c’est con d’avoir fait ça.
Toutes trouvent que c’est injuste : pourquoi devraient-elles être privées de robinets pour une bêtise que d’autres ont faite il y a deux ans ?
Elles me demandent que je leur donne une clé.
Je dis que je ne suis pas chef ni responsable de la clé. Je rappelle aussi que si on veut quelque chose, on peut y travailler.
« Mais moi je peux être responsable de la clé. » dit Amel
« Y voudront jamais. », disent les autres. « Y nous font pas confiance. »
« J’ai un plan. » dit Amel et elle l’explique aux autres.
« Le préfet ne voudra pas… »
Amel appuie ses dires en ajoutant qu’elle s’entend bien avec le préfet !
Le lendemain, Amel arrive en classe avec un texte, des gobelets, un savon, un essuie !
Le texte s’intitule « Les lois de l’eau ». Au cours de français, toute la classe le lit et retrouve confiance et enthousiasme même. Il s’agit d’une règlementation de l’emploi du robinet, de moments où on pourra boire, des tâches de la responsable.
Et fière elle ajoute en désignant le matériel apporté : « C’est ma mère qui a donné tout ça. Je lui ai dit que j’allais être responsable. C’est pour la classe. »
Je demande que ce projet de loi soit voté au prochain Conseil. Les élèves sont étonnées qu’on ne s’exécute pas tout de suite, mais j’insiste sur le fait qu’on a des lieux pour ça et que c’est seulement là que des lois se décident.
Au Conseil suivant les lois sont fixées définitivement, sur base des corrections faites au cours de français et Amel apporte un beau carton où tout est bien recopié.
Les « lois de l’eau » sont, naturellement adoptées à l’unanimité. Il reste à voir comment Amel va s’expliquer avec le préfet. On joue la scène, pour se préparer à l’entrevue. À la fin du Conseil, Amel va trouver le préfet avec son texte et lui explique que toute la classe a décidé de le suivre. Elle revient triomphante avec une grande et lourde clé anglaise ! Je connaissais moi une toute petite clé, mais quand j’ai vu le monstre… ! Pas de problème. Amel l’enveloppe, annonce qu’elle l’emballera dans un sac et le mettra dans son bureau… gare à qui y touche. « Et si tu es absente ? » « Je ne serai pas absente et sinon, je téléphone et je propose une remplaçante. »
Elle avait déjà envie de servir à boire et ça tombait bien, c’était justement l’heure d’un des temps prévus dans l’organisation. Je n’ai jamais vu boire un gobelet d’eau avec autant de délectation !
Pendant 4 mois, il n’y a eu aucun problème ni avec les temps pour boire, ni avec la clé anglaise ni avec la propreté autour de l’évier, ni avec l’eau.
D’habitude les responsabilités sont tournantes, mais là, Amel a gardé sa responsabilité selon son envie et l’avis de tout le monde « parce qu’elle le fait bien et c’est grâce à elle que… ». Au bout de 4 mois, nous avons dû changer de local, sans paroles préalables et ce fut un drame de perdre cet évier, son eau, sa responsable. Là, personne n’a entendu.
Petite histoire, à priori anodine, mais porteuse d’enseignement à l’enseignante pour commencer.
Dans les années précédentes, je n’aurais pas accordé d’importance à un robinet, mais chemin faisant, j’ai réalisé que les facettes d’une classe, d’un local peuvent prendre beaucoup d’importance pour les élèves. Nous ne savons pas vraiment d’emblée laquelle ni pourquoi, mais une écoute entre les lignes et au-delà du donné brut laisse souvent entrevoir autre chose, plus ici sans doute qu’une simple demande de robinet d’eau.
Les praticiens de PI disent que le désir, inconscient en général, peut transiter par des demandes.
Quel désir se cache dans cette envie d’accès à de l’eau et dans cette rage face à l’interdit ?
On peut se faire quelques hypothèses autour de l’eau, de ce qui coule, autour du pouvoir, par exemple, mais l’essentiel n’est sans doute pas dans d’éventuelles interprétations. L’essentiel pour moi est de se laisser atteindre, de se dire qu’il y a là peut-être quelque chose (s’il n’y a rien le soufflé retombe d’ailleurs vite !), de voir quel traitement faire de la demande et pourquoi la traiter.
D’abord, voir qu’il y a possibilité de demande s’il y a existence d’un lieu où la porter. Oui, le Conseil. C’est le haut lieu de la classe institutionnelle, celui où peuvent d’ailleurs se créer d’autres lieux, avec leurs règles et leurs responsables.
Des lieux, il y en a plusieurs dans la classe. Ce ne sont pas seulement des espaces, mais aussi des temps (le Conseil c’est tous les vendredis de 8 h à 9 h) et aussi des points d’appui.
On pourrait dire que le robinet devient lui-même lieu.
Ces lieux ne sont habitables et ne permettent les prises en compte du désir que parce qu’ils sont bordés. En effet, ils font limites et posent des limites : il y a du possible, mais pas tout.
Souvent, nous aurions peur de prendre en compte des demandes d’élèves parce que « Où vont-elles (ils) nous mener ? » Peur de débordements de tous genres, peur de perdre de notre autorité, de notre pouvoir. Ici, les limites sécurisent et au lieu d’empêcher, permettent. Permettent au désir de circuler parce que des chemins sont tracés.
Une part essentielle de ces chemins, c’est la fabrication de règles auxquelles chacun sera soumis, jeunes et adultes.
En classe, j’ai souvent employé le mot « lois » parce qu’il semblait parler à mes élèves, mais d’aucuns distinguent « règles » et « lois »[1]Francis Imbert en tout cas, dans “ La question de l’éthique dans le champ éducatif”, 1988, Matrice éditions. Ils parlent de lois fondatrices de l’humanité, indispensables pour la survie de l’espèce (interdit de meurtre, interdit d’inceste, interdit de parasitage) et appellent règles, toutes les déclinaisons concrètes de ces trois lois dans la vie en société. Lois donc.
Amel s’est emparée du mot (même si selon Imbert il s’agit ici de règles) et a bien compris que pour obtenir satisfaction à une demande, tout n’est pas possible n’importe quand ou comment… qu’il faut baliser. Quand les élèves sont très demandeuses d’entériner les lois proposées alors que souvent les règlements d’école sont perçus eux comme empêcheurs de…, c’est peut-être qu’ils ont compris quelque chose d’un « pouvoir ensemble ». Autre chose que le sentiment de toute-puissance infantile qui a sans doute nourri les pulsions de ceux qui précédemment ont ouvert un robinet sans limites.
Dans la classe inondée un lundi, quelle parole a circulé, à propos de ce robinet ou de bien d’autres choses dont il n’a sans doute été qu’un révélateur ? Je ne le sais pas.
Je sais seulement que la parole possible dans les lieux institués pour l’accueillir, c’est la mise en valeur de notre grande caractéristique humaine, le langage. C’est par lui que passent les demandes, c’est par lui que les lieux, les limites, les lois se disent et prennent sens. Un sens comme une signification, une mise en signes pour nommer ce qui se passe. Un sens comme une direction, une orientation : la prise en compte de demandes et donc de subjectivités en les traçant dans un cadre. Dans une classe, les quatre L que l’on prône en PI sont vivants et font bouger, à condition que l’adulte garant de ce qui s’y passe y soit attentif.
J’ai constaté aussi que leur usage soigné pour d’apparents détails comme ce robinet inscrit quelque chose qui va au-delà du détail et peut donner sens à un être là, à un être là pour apprendre et à y être un sujet reconnu, y compris avec des désirs dont on n’a pas conscience, des désirs insus.
Notes de bas de page
↑1 | Francis Imbert en tout cas, dans “ La question de l’éthique dans le champ éducatif”, 1988, Matrice éditions. |
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