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Quand et comment les petits enfants entrent-ils dans l’apprentissage des savoirs scolaires ? Toutes les familles ne bénéficient pas des mêmes moyens sociaux et culturels pour accompagner leurs enfants dans cette voie. Le Contrat pour l’École espère, par un soutien aux apprentissages fondamentaux, remédier aux inégalités.

Nous voudrions réfléchir aux objectifs que le Contrat annonce : aller chercher chaque enfant là où il est et l’amener au maximum de ses possibilités.

De manière logique, le Contrat envisage de travailler avec l’enfant tout au long de sa scolarité, mais en ciblant particulièrement l’enseignement fondamental : plus de 60 % du budget disponible est mobilisé pour ce niveau. La première des priorités du Contrat concerne le financement d’enseignants supplémentaires, justifié parce que « lorsqu’un enfant décroche dès le début, le fossé se creuse et il devient difficile de le combler. Les premières années sont déterminantes dans l’acquisition des savoirs de base tels la lecture, l’écriture et le calcul. Pour permettre aux instituteur(trice)s de s’arrêter avec chaque élève, de vérifier ses acquis, de remédier immédiatement à tout décrochage et de lui garantir un bon départ, l’encadrement sera augmenté en maternelle et dans les deux premières années du primaire ». Cette formulation témoigne de conceptions de l’apprentissage et d’une hiérarchisation des compétences reconnues par l’École qui ne permettront pas de remédier aux inégalités.

L’importance des premières années : primaires ou maternelles ?
Les premières années seraient déterminantes. Lesquelles ? Le texte parle-t-il des premières années du primaire ou du maternel ? Au vu des moyens financiers qui y sont consacrés (43 %) et des savoirs répertoriés (lire, écrire, calculer), nous pensons qu’il s’agit de l’enseignement primaire. Et c’est vrai que ces années sont primordiales pour l’acquisition de ces savoirs. Mais, c’est oublier que, pour beaucoup d’enfants, les cartes sont déjà jouées avant l’entrée en primaire. C’est en maternelle que l’enfant entre en contact avec le langage de l’École et avec l’écrit, qu’il confronte ce qu’il connait par son milieu familial avec ce que l’École attend de lui. Comme nous l’avons expliqué dans deux articles précédents, la confrontation peut être rude et engendrer repli et frustrations qui empêchent l’enfant d’entrer de façon sécurisante dans ce nouveau milieu et par la suite dans les apprentissages. Parler des premières années du primaire comme années déterminantes nous semble dès lors abusif par rapport à l’importance des premières années du maternel. C’est à ce niveau que des moyens devraient être libérés. Or, nous voyons que 6 % seulement des moyens du Contrat sont injectés dans le maternel. C’est tout à fait insuffisant !

Apprendre ou remédier ?
Pour remédier à tout décrochage, le texte prône la remédiation individuelle. Il faudrait moins d’élèves par classe pour que l’enseignant puisse s’arrêter avec chacun d’eux, vérifier ses acquis et remédier... Il faudrait alors vraiment très peu d’élèves, pas plus de dix. Nous sommes loin du compte... Surtout en première maternelle où les groupes peuvent atteindre trente enfants en fin d’année. Mais, avant de remédier, de lutter contre le décrochage, comment favoriser l’apprentissage et l’accrochage ? Ne peut-on envisager de lutter contre le décrochage qu’après coup, en vérifiant individuellement les incompréhensions ? Si l’on prenait le problème dans l’autre sens.

Des apprentissages avec et par le groupe plutôt que des remédiations individuelles
L’enfant arrive à l’école avec les références et le langage de son milieu d’origine. Il est sensé trouver naturellement sa place dans le groupe et s’adapter aux références et au langage de l’école. Nous savons que ce langage peut être très éloigné de celui de la famille. Il y a donc tout un travail d’apprentissage de la « langue des savoirs » qui doit être effectuée à l’école. Ce travail passe par des activités de verbalisation collective, durant lesquelles l’enfant peut, par exemple, expliquer aux autres le procédé par lequel il a réussi un travail, ou a compris un problème... Confronté aux autres, il structure sa pensée, prend de la distance avec les activités concrètes, s’entraine à trouver les mots les plus adéquats, à répondre à des remarques et prend place dans le groupe. Nous savons tous que notre pensée se construit, s’ordonne, prend forme quand nous devons expliquer à d’autres ce que nous croyons avoir compris. C’est pourquoi nous croyons aussi que l’hétérogénéité des groupes, tant sociale que scolaire, est importante pour faire émerger, par le travail de métacognition décrit ci-dessus, la diversité des postures intellectuelles qui mènent à l’apprentissage. L’école pourrait favoriser par des moyens collectifs la compréhension de chacun, donc de tous.

L’enfant, qui est juste pris à part par l’enseignant qui lui répète, même très gentiment, l’explication qu’il a déjà donnée, a peu de chances de comprendre ce qu’il n’a pas compris auparavant. Il n’est pas stimulé à expliquer ses raisonnements, ni entrainé à chercher lui-même les mots, le cheminement du raisonnement... Il reste passif, dans l’attente de l’explication de l’adulte « qui sait ». Ce n’est pas comme cela qu’il prendra l’initiative de chercher par la suite. Pour lui, apprendre peut se résumer à retenir ce que l’enseignant lui explique. Où est l’apprentissage dans ce processus ? Comment l’enseignant peut-il alors aider l’élève en difficulté ? N’est-ce pas davantage en lui donnant un cadre qui favorise la recherche et la coopération avec le groupe qu’en l’entourant d’une sollicitude qui le maintient en dépendance ? Et si l’enfant n’acquiert pas le langage et n’entre pas dans l’écrit qui sert à apprendre, comment pourrait-il ne pas être en difficulté par la suite ? Il est primordial de penser aux conditions qui permettent d’entrer dans les apprentissages, avant de penser aux apprentissages proprement dits.

Valoriser les métiers manuels par la structuration de la pensée pratique
La suite du Contrat parle d’orienter efficacement chaque jeune (priorité 3) afin de choisir et d’apprendre un métier à l’école (priorité 4). Ces priorités sont mises en œuvre dès l’entrée dans le secondaire. Pour nous, les moyens mis en œuvre aux niveaux maternel et primaire empêchent une orientation et un choix positifs. En effet, dans la pratique, nous constatons que les « choix » vers l’enseignement professionnel sont ceux auxquels se résolvent les élèves qui n’ont pas obtenu leur certificat d’études primaires, qu’ils sont souvent liés aux non-apprentissages antérieurs ou aux échecs. Si, dès l’école maternelle, les enfants n’acquièrent pas une image positive des métiers manuels, comment pourraient-ils leur sembler passionnants quand ils y sont relégués en secondaires ?

Il n’y a pas de raison objective qui justifie la dévalorisation des métiers manuels. Mais, à l’école maternelle, quand nous observons les travaux considérés comme importants (c’est-à-dire ceux qui figurent dans le classeur de l’enfant ou donnent lieu à des évaluations), nous nous apercevons que n’est évalué que le travail « sur feuille ». Les bricolages, les constructions, l’habileté manuelle et les compétences relationnelles des enfants ne « comptent » pas. Implicitement, les enfants comprennent que ce qui est important à l’école, c’est le travail sur feuilles. Et l’intelligence des enfants qui sont bons bricoleurs, créatifs, manuels, solidaires n’est pas valorisée. Ils sont considérés comme moins bons que d’autres qui sont peut-être moins adroits, moins solidaires, mais plus familiers de l’écrit. À nouveau, nous croyons qu’exploiter la diversité des démarches intellectuelles qui mènent aux apprentissages ne peut que constituer une richesse pour tous : si l’enfant bon bricoleur peut échanger sur sa production avec d’autres moins adroits, chacun est gagnant : il sort du concret pour « intellectualiser » sa production, apprend à verbaliser sur son activité et fait émerger toute la complexité cognitive de la fabrication de l’objet qu’il a réalisé. Son travail pratique est validé comme un savoir. De plus, la verbalisation et l’exemple peuvent servir de chemins pour les enfants moins familiers de ces pratiques manuelles.

En l’absence de reconnaissance mutuelle explicite, la ségrégation entre métiers manuels et métiers intellectuels se met en place. On ne peut qu’essayer, à nouveau, de réparer les dégâts par la suite. Et ce n’est pas possible si ne se retrouvent dans l’enseignement qualifiant que les enfants relégués dès leur plus jeune âge ! Dans ces conditions, nous avons donc beaucoup de difficultés à croire qu’il est possible d’effectuer un choix positif pour les métiers manuels dont parle la priorité 4, de les considérer comme des « passions qui ouvrent les portes du monde professionnel ».

Former les enseignants...
Notre opinion se confirme quand nous lisons que, dans la priorité 5 visant à mieux préparer les enseignants, ne figurent pas de formations relatives à la compréhension des rapports sociaux au savoir et à l’École. La connaissance de l’existence de ces rapports est un préalable à une réflexion sur la manière d’enseigner et sur les contenus à valoriser. Comment les enseignants pourraient-ils remédier à des problèmes dont ils méconnaissent l’existence et pour lesquels ils ne sont pas formés ? Ce n’est pas de cette manière qu’ils pourront aller chercher chaque enfant là où il est et l’amener au maximum de ses possibilités.

Nous pensons que les intentions du Contrat sont généreuses, mais qu’elles risquent de se concrétiser bien peu, malgré les moyens financiers libérés. Pour nous, il faut repenser l’apprentissage dès l’école maternelle, former les enseignants à prendre conscience des inégalités et à mettre en place des dispositifs concrets qui permettront à un maximum d’enfants d’entrer dans les savoirs, tant manuels qu’intellectuels.

Isabelle Berg