Comment apprendre à se mettre « en jeu » et « en je », comment apprendre ensemble, apprendre par la matière, par l’expérience, par le langage plastique ? Trois lieux, trois terrains de pratique, des maternelles aux futurs instituteurs avec moi comme artiste et comme enseignante.
Dans l’école, j’aime faire exister un point de vue non normatif, une attention à nos espaces de vie, et un rapport direct avec la matière. Mon ambition est à la fois de faire découvrir les éléments du langage des arts plastiques, de les valoriser aux côtés des langages dominants, et de permettre ainsi une expression artistique chez l’apprenant.
Je conçois ces temps d’arts plastiques comme l’apprentissage d’un langage ; une possibilité de chercher de façon personnelle et collective, des expériences qui permettent de s’exprimer, de se découvrir, de voir autrement les autres membres du groupe, d’agir dans l’espace de l’école… Et surtout d’expérimenter le processus artistique, c’est-à-dire d’intégrer et d’accueillir l’erreur, l’accident, l’imprévisible comme une source d’inspiration et un appui pour inventer.
Il y a, pour moi, une matière qui incarne cette infinité de possibles, c’est la terre, l’argile, sous toutes ces formes : sèche, liquide, molle, dure, cuite... Elle s’impose de façon très directe à tous, petits ou grands. Elle invite et sollicite les mains, les sensations, l’imaginaire, l’échange, l’envie d’extraire, de modeler des volumes, des reliefs, des scènes de vie, des histoires... C’est à la fois un support et un matériau d’expression.
La mine d’argile
Les anciens sites d’extraction d’argile du Condroz sont situés dans un triangle délimité par Andenne, Ciney et Dave. Des puits de trente à cent mètres étaient creusés et donnaient accès aux galeries d’extraction. Ces anciennes mines, appelées « fosses à terre plastique », sont devenues des mares, marigots, étangs ou fosses à immondices. Une faune et une flore très spécifiques s’y sont développées, faisant de ces fosses de véritables poches de biodiversité.
En 2005, sur le site de Ladrée, autour des traces d’un ancien puits, j’ai réalisé une construction en terre crue, un grand mur de terre sur lequel j’ai retranscrit « … O riches qui mangez toutes sortes de bonnes choses dans la faïence fine, avez-vous jamais songé aux taupes du Condroz ? » [1]
Des classes sont venues participer à la construction, à l’extraction de la terre, aux mélanges de terres et aux tressages des structures en bois. Ce fut une des premières expériences où je mêlais directement ma pratique artistique avec un travail collectif.
Avec un enseignant et sa classe, nous avons organisé une visite chez Ferdinand Marlet — un ancien mineur d’argile âgé de 80 ans — qui a témoigné de son travail, de cet univers des galeries souterraines et qui nous a montré ses outils. Ce fut important, cet espace de rencontre entre le monde de l’art, du travail et de l’école. Avec l’enseignant, nous avons décidé d’en faire un film « Une œuvre, une vie » dans lequel chacun — l’ouvrier, l’artiste et les enfants — raconte son point de vue sur l’argile, le travail et le lieu.
Portée par ces interactions, j’ai pu avec la collaboration de la commune, du CEC de Namur et des écoles de l’entité d’Ohey, faire exister, dans ce lieu, un « atelier chantier », pendant deux ans. On y installa une roulotte de chantier, à la fois boite à outils et abri. Le pré est alors devenu un terrain d’exploration, de manipulation de la terre, d’expérimentation des techniques de construction en bois et en terre, et, petit à petit, une maquette géante.
Le but était de donner aux enfants les moyens de s’approprier un espace, de rêver et d’imaginer des interventions, tout en respectant les spécificités du lieu et en fabriquant une dynamique collective.
Ferdinand venait régulièrement découvrir les œuvres des enfants. Ce furent deux années de stages et d’ateliers merveilleux, où mon rôle consistait à accompagner les enfants dans la mise en place de règles collectives, dans la manipulation des outils et la pratique de techniques d’assemblage.
En fonction des besoins de matière première, la commune venait creuser des trous pour en extraire de l’argile : des tas de plusieurs tonnes et des orifices qui devenaient des réservoirs d’eau.
En toutes saisons, particulièrement pendant les mois d’été, nous avons transformé ce terrain en laboratoire, sorte de grand terrain d’aventures artistiques et humaines. Ce projet correspondait pour moi à une convergence puissante de l’artistique et du pédagogique dans la vie collective. Cette convergence a pu exister grâce aux multiples qualités des partenaires et du lieu : un espace à l’extérieur en lien avec le patrimoine, l’histoire locale et la matière extraordinaire qu’est l’argile.
L’argile en classe
Un lieu tout autre, une Haute École : un espace intérieur, scolaire, des étudiants nombreux qui, pour beaucoup, n’ont pas connu d’autres expériences d’apprentissages que l’école.
Au cours d’arts plastiques, les étudiants doivent à la fois vivre des expériences artistiques pour eux-mêmes, se surprendre, découvrir des outils, des techniques, prendre du plaisir, se sentir valorisés dans leur singularité et porter un regard réflexif sur cette pratique pour pouvoir transférer, transposer l’expérience vécue dans leur pratique pédagogique.
Ce n’est pas simple et ils n’ont que 30 heures d’arts plastiques en dernière année. Pour désamorcer le fameux stress du « Je ne sais pas dessiner. », je commence souvent avec l’argile.
Je prépare cinq tables : une pour les matières minérales et végétales, une pour les argiles de différentes couleurs, une autre avec les outils, une avec les supports (plaque de bois, de carton), la dernière avec des références visuelles, des livres d’art et de littérature de jeunesse. Je les invite à toucher, réagir, formuler un mot, une question au regard des référents et de la matière.
Nous commençons par un échauffement (des mains, des doigts, avec l’argile, faire des trous, des boules...,), quelques exercices liés à des consignes précises (exprimer avec la terre une tempête en mer, un champ labouré...) puis à une proposition ouverte telle que modeler le souvenir d’un lieu, un lieu porteur, une scène de vie...
Ensuite, nous prenons un moment pour observer par le biais du dessin ce qu’ils ont réalisé et nous essayons de le nommer. Nous regardons les propositions de chacun, nous pouvons les déplacer sur un grand support, les relier, inventer une histoire, des personnages, rajouter d’autres matières, des objets de la classe...
Pendant le travail des étudiants, je suis présente, j’observe chacun, je questionne, j’encourage, je suis étonnée, enthousiaste. Parfois, je garde distance ou je suis disponible à celui qui fait appel. Je m’occupe de la logistique et du matériel.
En fin de séance, j’invite chacun à prendre en photo les propositions avant de défaire et de rassembler l’argile en une boule à emporter à domicile, pour y modeler, par exemple, un personnage/créature à mettre en scène dans l’espace du quotidien. Les photos de ces expériences introduiront le cours suivant sur le corps et l’espace. Pour clôturer, je propose un moment d’échange où nous nommons les découvertes, les gestes, les ressentis, les particularités du dispositif. Si nous en avons le temps, nous abordons la question de ce qu’ils pourraient transposer en classe avec des enfants. Quand le cours a été laborieux, on aborde ensemble la question : et si c’était à refaire ? Comment sachant que mon objectif était... ? En classe ou à la maison, il y a un temps pour les commentaires et les réflexions personnelles, à écrire dans leur carnet de bord.
La classe d’argile
[2]
J’ai pu mener un projet qui constitue une réponse à la question de l’art à l’école par la création d’un véritable atelier dans l’école.
En effet, le but est de concevoir et d’aménager un « espace-classe d’argile », avec l’ambition qu’il reste pérenne, à l’usage des enseignants et des enfants. Cet atelier permet à chacun d’expérimenter des gestes de modelage par une immersion dans la matière et sa transformation. Un espace propice à l’éveil, à l’expression artistique, un lieu pour « trifouiller » la matière, tremper ses mains dans l’argile liquide, éveiller le monde des sensations, stimuler l’imaginaire, aborder des notions de mathématiques, de topologie, de rythmique, de langage avec la matière.
Avec un artiste/pédagogue, Jean-François Pirson, nous avons aménagé une classe de l’école pour qu’elle devienne un « atelier-laboratoire d’argile », avec des outils, des bacs à matière, une collection de formes diverses et singulières, des zones précises de travail, de rangement, de nettoyage... Un lieu avec de l’espace au sol, sur les tables et au mur-tableau, dans lequel on trouve le matériel avec son mode de fonctionnement, des références tactiles et visuelles et des outils stimulants.
Nous avons commencé le projet par un temps de formation avec les enseignants, les premiers à découvrir la matière sans la présence des enfants, à s’approprier l’espace, à se confronter au plaisir de jouer avec l’argile et à être dans une dynamique artistique pour eux-mêmes.
Puis, Julie Praet, céramiste, et moi-même sommes venues dans ce lieu une semaine par mois et nous y avons accueilli cinq classes de maternelles (de l’accueil à la 3e) selon un horaire défini avec les enseignants.
À chaque mois, sa proposition : en janvier/table des matières, en février/prise de terre, en mars/bas-relief, bosses et fosses, en avril/la terre dans tous ses états, en mai/des boules et des bols, en juin/feu, eau et nappes.
Au fil du temps, les enfants se sont approprié le lieu, la matière argile, les rituels tels que les échauffements des mains avant d’entrer dans la classe d’argile, le déballage des poches d’argile, la mise en place des outils, l’utilisation du carnet de dessin, le rangement, le nettoyage des tables.
Pour accompagner ce projet et publier des traces « mode d’emploi du lieu », un petit collectif de personnes ressources extérieures à l’école s’est formé (Jean-François Pirson/espace, Frédérique Bianchi/traces, écriture, Gaëlle Clark/support, livrets). Nous terminons maintenant ce travail de traces, mots et images.
L’année prochaine, le projet se poursuivra avec les classes du primaire et la présence du physicien François Chamaraux. En primaire, nous retrouverons les enfants de 3e maternelle. Nous pourrons observer à distance et sans doute épauler les enseignants du maternel pour leurs premiers pas dans la classe d’argile, sans intervenants extérieurs.
C’est bien la grande question liée à ce type de projet : les enseignants sont-ils assez disponibles et en confiance pour s’approprier seuls un tel lieu et une telle matière en dehors de leur espace/classe ?
À vivre, à suivre…
En guise de conclusion, un souhait, celui de la nécessité du temps hors école pour alimenter le processus créatif dans l’art comme dans l’enseignement. ó