Anne Chevalier a été professeur de mathématiques et formatrice d’enseignants en mathématiques. Elle est également la secrétaire générale de ChanGements pour l’égalité (CGé). Nous lui avons demandé ce qu’elle pensait du nouveau programme de mathématiques de l’enseignement fondamental catholique.
Comment analysez-vous le contenu de ce nouveau programme ? _ L’intention est claire : préciser « Qui fait quoi quand », ce qui est quasi en opposition avec le programme précédent qui insistait beaucoup plus sur le « comment ». C’est donc un outil d’organisation et de programmation, qui, de ce fait-là, se réduit à une liste de savoirs et savoir-faire correspondant à des classes d’âge. Mais ce n’est pas cela qui va faire apprendre les mathématiques. Pour moi, le véritable enjeu dans l’enseignement des mathématiques, c’est d’apprendre à voir dans sa tête et à penser mathématiquement. Or, rien n’est dit dans ce programme sur les étapes nécessaires à la construction des concepts, ni au sens de ceux-ci ni comment leur donner du sens.
Pourtant le programme précédent a été « recalé » par les professeurs et l’Inspection. Un certain nombre d’enseignants avaient, en effet, des difficultés à s’y retrouver, notamment sur « à quel moment tel concept doit être acquis ». C’est une question très difficile. Dans le nouveau programme, on donne des réponses, mais ce sont des réponses construites qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité. Or, il y a tout un pan de la pédagogie qui dit qu’il faut définir une pédagogie par cycle, qui prend en compte la diversité des rythmes d’apprentissages, et qui dit également qu’on ne peut pas définir de façon précise à quel âge quel concept est acquis pour un enfant. Ce programme fait comme si parce que des adultes ont décidé qu’une notion doit être acquise à tel âge, elle le sera et elle doit l’être. Il n’y a donc plus de place pour les cycles.
Que pensez-vous de cette porte laissée ouverte à la créativité des enseignants ?
C’est encore plus dangereux que de déterminer les contenus dans la mesure où on ne peut pas créer à partir de rien. Or, la formation des instituteurs en maths n’est pas suffisante pour qu’ils aient une connaissance approfondie des mathématiques, des difficultés d’apprentissage et des méthodologies qui peuvent conduire et construire la pensée mathématique. Comment peut-on dire à des enseignants d’être créatifs quand on ne leur a pas donné les outils ? Pour moi, cette prise de position est démagogique et dangereuse pour les élèves.
Les maths sont souvent la bête noire des élèves. Ce nouveau programme ne risque-t-il pas de renforcer les inégalités ?
Ce programme va conforter un certain nombre d’enseignants dans l’idée que, finalement, on peut réduire l’enseignement des maths à un apprentissage de procédures. La plupart des élèves vont se précipiter là-dessus aussi. On confond les mathématiques avec « des mathémagiques », ce qui produit une forme d’analphabétisme mathématique dans la population. Cela ne va pas aider les enfants des milieux populaires à penser et abstraire. Et donc, de nouveau, seuls les enfants des milieux favorisés et des milieux proches de la culture scolaire vont être immergés dans cette pensée mathématique par le biais des discussions familiales, de l’intérêt pour les sciences,… Et de ceux qui vont pouvoir les accompagner à aller au-delà des procédures, des exercices.
HARO paru dans la Libre Belgique le 13 septembre 2013 en lien avec l’article « La réforme controversée des maths en primaire »
Voir le communiqué de presse CGé du 25 juin 2013 : Les pièges du nouveau programme de mathématique de l’enseignement libre