« J’aurais envie de dire aux uns d’abord : plus vous vous imprégnez de la culture du pays d’accueil, plus vous pourrez l’imprégner de la vôtre; puis aux autres : plus un immigré sentira sa culture d’origine respectée plus il s’ouvrira à la culture du pays d’accueil. » Amin MALOUF, Les identités meurtrières
Nous sommes partis du constat que les parents sont trop souvent écartés de l’école. Leurs savoirs peuvent pourtant être d’une grande aide. Nous avons donc décidé de les inviter en classe, en tant qu’experts d’une langue. Nous voulions, toutefois, mener ce projet interlinguistique en lien avec le programme scolaire [1]A.G.E.R.S., Vingt activités d’éveil aux langues pour l’enseignement fondamental en Communauté française de Belgique, 2008.. Et nous avons donc opté pour un travail sur la conscience phonologique (enfin reconnue comme prioritaire en maternelle et hautement essentielle pour devenir un futur lecteur) en étant attentifs au rythme musical de chaque langue, travaillant plus spécifiquement le rythme et l’intonation à partir des syllabes.
Tout d’abord, nous avons veillé à la compréhension de la chanson « Frère Jacques » qui n’est pas forcément connue des tout jeunes Molenbeekois, fraichement en contact avec la langue française. D’ailleurs, est-ce que cette chanson, si répandue, est bien comprise par ceux qui la connaissent ? Nous avons donc présenté des images aux élèves qui ont émis des hypothèses sur le sens. Nous avons ainsi mis l’accent sur les liens entre les matines et l’appel à la prière du matin chez les musulmans.
Après, les élèves ont rangé les images en ordre chronologique, tout en écoutant la chanson. Chaque phrase a été mimée, puis rythmée en frappant dans les mains, pour la décomposer en syllabes orales. Les élèves ont ainsi joué avec les syllabes, ce qui facilite la mémorisation. En fin de maternelles, les enfants doivent être capables de compter le nombre de syllabes de mots prononcés. Ensuite, les élèves devaient retrouver l’image correspondant à la phrase lue. Devant les élèves et avec leurs aides, les syllabes étaient codées, par des vagues, sous la phrase.
Le lendemain, une maman est venue en classe. Un appel aux parents avait été lancé par écrit, mais aussi par un contact direct et oral, ce qui a permis de toucher des parents qui maitrisent mal la lecture du français. Nous avons aussi pu échanger sur le projet.
Les mamans, fières de venir en classe comme expertes de leur langue, nous ont chanté et appris la chanson « Frère Jacques » traduite [2]http://demonsaumonde.free.fr/frere.jacques/ site internet des chansons en plusieurs langues. en arabe tunisien, en suédois, en anglais et en arabe marocain. Des élèves du Dispositif d’Accueil et de Scolarisation des Primo-Arrivants (anciennes classes passerelles) se sont également joints au projet, pour chanter la chanson en polonais, portugais et roumain. Parallèlement, les élèves de maternelle ont encore scindé les phrases de la chanson, en syllabes orales. Notre experte tunisienne a écrit, devant les enfants, la phrase en arabe et spontanément, écrit aussi la prononciation en français. Les phrases en français étaient ensuite accompagnées de leurs traductions. Les élèves ont comparé le nombre de syllabes dans toutes les langues et ont constaté que celui-ci était constant. Ce qui a permis de faire le rapprochement avec les textes poétiques mis en musique, avec la nécessité que le nombre de syllabes « colle » aux notes de la chanson.
Entrer dans une langue étrangère, via les textes à dominante poétique, c’est d’abord en découvrir les sons et les rythmes, jouer avec sa mélodie et ses accents pour apprendre à en aimer la « musique ». Sur un plan psychologique, le monde poétique libère la parole et permet à l’enfant d’« oser dire » des sonorités nouvelles, au sein de la classe. Parallèlement au plaisir éprouvé, ce type de texte ouvre un champ d’apprentissages par rapport à la discrimination des sons et à leur restitution correcte, par rapport à la rythmique des groupes de sens et des intonations et par rapport aux moyens mnémotechniques qu’il offre pour mémoriser des mots, des phrases et des structures.
Pour clôturer le projet en beauté, les élèves ont chanté la chanson mémorisée, en plusieurs langues, devant les parents. Ils ont apprécié de chanter en plusieurs langues et aucune langue n’était plus valorisée qu’une autre : connaitre l’arabe est aussi honorable que de connaitre l’anglais. De nos jours, c’est une chance d’être bilingue pour plusieurs raisons dont certaines sont moins connues : cela augmente la capacité de réflexion sur la langue comme objet (la métalinguistique), la flexibilité de la pensée, la sensibilité, la communication et l’estime de soi.
Malheureusement, il n’a pas été aisé de faire venir tous les parents. Il a fallu les motiver et les rencontrer pour expliquer l’objectif. En outre, aucun père n’est venu. Est-ce que la responsabilité de l’éducation des élèves en maternelle est réservée exclusivement à la mère ? Est-ce que les chansons enfantines « effrayent » les papas ? Est-ce que l’école maternelle est perçue comme le domaine de la petite enfance et donc réservée aux seules mères ?
Ce projet nous a toutefois permis d’avoir un regard différent sur les parents maitrisant une autre langue et de valoriser les enfants porteurs de plusieurs cultures. Nous, les enseignants non polyglottes, nous nous sommes retrouvés en apprenants au même titre que nos élèves !
Ces activités ont apporté aux enfants un regard positif vis-à-vis d’eux-mêmes, des autres enfants et des adultes. L’élève devient fier de sa culture familiale et de la culture de l’école, car des liens se créent entre ces deux cultures qui se méconnaissent. Nous ne connaissions pas les langues parlées, à la maison, par nos élèves. De plus, le travail en phonologie a été un grand succès.
Osons donc inviter, dans nos classes, les parents porteurs d’une autre ouverture aux langues et au monde !