Les « Chômeurs tous profiteurs ! » ou
« Dehors, les Arabes ! » C’est ce qui
est chaud bouillant qu’il faut travailler
à l’école plutôt que gentiment le
commerce équitable ou le travail des
enfants. Oui, mais comment ?
Beaucoup d’enseignants
évitent les sujets brulants.
Ainsi devant un
atelier de travail historien
sur « Quelle fut la
position de Pie XXII face à la solution
finale ? » (le pape, collabo ou non,
c’est chaud), un formateur proposait
plutôt « Les maisons celtes étaientelles
rondes ou carrées ? » (nettement
moins chaud, vous en conviendrez...).
Souvent dans les classes, on
cherche ce qui fait consensus mou
et moral : le nazisme, le travail des
enfants, les centrales au charbon
chinoises... c’est très mal. Mais pour
l’éducation citoyenne ou la formation
politique, c’est sur ce qui fait vrai
et chaud débat, sur ce qui oppose les
partis politiques aujourd’hui, sur ce
qui fait conflit idéologique qu’il est
important de travailler [1]. Exemple :
les politiques sociales en Belgique.
TRAVAILLER LE RÉEL
Que faire avec les pauvres, allocataires
sociaux, chômeurs, minimexés...
et autres dits assistés ?
Quelles politiques sociales mener ?
Faut-il exclure du chômage, multiplier
les opérations « Viva for
life », réclamer l’allocation universelle
? La question est posée et,
pour y répondre, un recueil de documents,
articles courts et directs.
Dans la séquence présentée ici [2], il y
avait 10 textes (pour un total de 14
pages A4), à lire par groupe de 4, de
telle manière que chaque texte soit
lu 2 fois, soit 5 textes par étudiant.
Mais, on peut s’organiser autrement.
(Texte 1) Le salon de beauté
social exclusivement réservé aux
femmes défavorisées et où Laurette
et Joëlle se font coiffer lors de son
inauguration. « Un premier pas esthétique
vers une réinsertion sociale,
voire professionnelle. », dit l’article.
(Texte 2) Un résumé rapide et lisible
de « Comment fonctionne le dispositif
d’activation du comportement de
recherche d’emploi ? », une étude
publiée dans Regards économiques
(UCL). (Texte 3) Une carte blanche
de Christine Mahy, secrétaire générale
du RWLP (Réseau Wallon de la
Lutte contre la Pauvreté). (Texte 4)
Une publicité Internet de coaching
pour retrouver de l’emploi.
(Texte 5) « Tout ce que vous avez
toujours voulu savoir sur la sécurité
sociale », page d’intro sur le site
du SPF sécurité sociale. (Texte 6)
« Fonck, pour la remise au travail
des chômeurs », proposition de la
députée CDH présentée par la DH.
(Texte 7) « Ce qu’est la désaffiliation
sociale », un texte plus théorique de
Jean Blairon (Intermag). (Texte 8)
La page du guide social présentant
le RIS (Revenu d’Intégration
Sociale). (Texte 9) « Oui à l’emploi,
non à la chasse aux chômeurs », une
Une du site de la FGTB. (Texte 10)
Une présentation du « Miroir vagabond
», une association de lutte
contre la pauvreté.
CONCEVOIR LE DISPOSITIF
Ce recueil [3]n’a pas été fait au
petit bonheur la chance : il a été
composé en fonction des objectifs
d’apprentissage poursuivis (la compréhension
des grandes tendances
politiques sociales possibles et existantes).
De manière générale, il est
important que le recueil contienne
les différents points de vue antagonistes
existant, sans en exclure
aucun, aussi « condamnable » soit-il
et que l’ensemble soit équilibré (autant
d’importance accordée aux différents
points de vue). Il est important
également qu’à un point de vue
exprimé, son contraire critique soit
présent. Exemple ici, l’activation
des chômeurs (texte 2) et la position
de la FGTB (texte 9).
Il n’y a pas dans ce recueil des
extraits de blogs populistes haineux,
mais on pourrait y revenir
par la suite, une fois le travail réalisé.
Il n’y en a pas pour différentes
raisons. D’abord, le travail est annoncé,
et il est important qu’il soit
annoncé comme tel, comme réalisé
à l’intérieur du cadre démocratique
(tous les échelons de pouvoir, de
la Commune au Conseil de l’Europe,
affirment et définissent leur
volonté d’oeuvrer en faveur de la
cohésion sociale, toutes tendances
politiques confondues). Ensuite, le
recueil comprend les points de vue
allant du PP au PTB et l’expérience
m’a appris que si on n’impose pas
un point de vue moral, il est rare
que les élèves fassent de la provoc
style blogs populistes haineux
(qu’ils consultent pourtant). Enfin,
et c’est lié, le problème est posé de
bonne foi, et si on accepte des prises
de position différentes, les élèves
éprouvent moins le besoin d’invoquer
une « solution finale » pour
s’opposer au politiquement correct.
C’est souvent parce qu’on joue aux
pères la vertu bienpensante qu’ils
jouent au Dieudonné anti-système [4].
Mais un recueil de textes, aussi
bien composé soit-il, ne suffit pas.
On ne peut pas dire, lisez ces textes
puis dites-moi ce que vous en pensez.
La classe n’est pas le café du
commerce. Il faut une tâche précise
annoncée dès le départ et à réaliser.
EXIGER LA RIGUEUR, DONNER DES OUTILS, CONSTRUIRE DU SAVOIR
La consigne est de modéliser les
actions proposées dans les textes en
construisant des schémas comme
ci-dessous. Et donc situer ces actions
sur un ou des axes de tension.
Il s’agit de chercher dans les textes
des contradictions, des oppositions
et de les exprimer sur des axes. Tout
phénomène étudié, ici les politiques
sociales, peut être traversé par plusieurs
axes de tension qu’on peut
représenter séparément.
Mais on peut aussi croiser deux
axes de tension et créer ainsi quatre
zones rendant compte de la complexité
du phénomène étudié et en
en structurant la compréhension.
Axes croisés, ou non, qu’on peut représenter
ainsi.
Il ne s’agit pas seulement d’oppositions,
mais d’axes de tension. Un
axe de tension unit et oppose à la
fois deux pôles qui, à la fois, s’excluent
naturellement et s’appellent
mutuellement. Il y a à la fois rejet
réciproque et égale valorisation des
deux pôles. Il n’y en a donc jamais
un positif et un négatif, mais toujours
deux positifs qui se repoussent
et s’attirent.
Il s’agit de trouver au nom de
quoi telle action veut être menée
et reconnaitre à chaque action une
véritable légitimité et, par là également,
une dignité à chaque acteur.
C’est pour moi la seule possibilité de
faire de la politique en classe tout en
travaillant la rigueur du raisonnement
et en développant des compétences
citoyennes.
Bien sûr, les élèves aboutissent
à des productions inégales. C’est
dans la comparaison entre les productions
et en manifestant des exigences
en termes de pertinence (les
axes construits permettent-ils de
mieux comprendre le problème ?),
de cohérence (s’agit-il bien d’axes
de tension au sens défini ci-dessus
?) et d’approfondissement (tous
les textes sont-ils pris en compte
dans les axes construits ?) que le
travail progressera pour aboutir à
un schéma comme celui-ci.
Schéma qui mériterait des explications
pour le lecteur qui n’a pas
réalisé le travail à partir des textes,
mais ce n’est pas l’objet principal de
cet article.
RESTAURER LE DÉBAT CRITIQUE
L’axe de tension s’avère pour
moi un puissant outil de pensée
dialogique critique. C’est d’abord
un outil de pensée, intellectuellement
exigeant et formateur. En en
construisant, on développe vraiment
son intelligence. C’est un outil
dialogique (au sens d’Edgar Morin),
c’est-à-dire à la fois dialectique dans
la grande tradition philosophique,
mais aussi « réconciliateur », unissant
des contraires, reconnaissant
de la valeur à chacun des deux pôles.
Et c’est un outil critique, car, tout en
indiquant la valeur de chaque pôle, il
en souligne aussi les faiblesses.
Et il permet le débat critique en
classe puisque celui qui
s’oppose à moi ne s’y oppose
pas en m’excluant au nom d’un défaut, mais en me reconnaissant
une qualité. Celui qui est
favorable à la limitation des droits
aux allocations de chômage ne le fait
pas parce qu’il est égoïste, parce qu’il
manque de solidarité, mais parce
qu’il est favorable à plus de responsabilités
individuelles.
Peu importe
que ce soit
vrai, l’essentiel est
d’en faire une pétition
de principe.
Car, en effet, il est indéniable
pour tous et chacun que toute société
a également besoin de solidarité
et de responsabilité [5] : les deux
pôles ont une égale légitimité, il n’y
a pas de position politique indigne,
je peux dialoguer avec l’autre. Les
deux pôles ont une égale légitimité,
mais exigent également une
prise de position, on ne peut pas
chèvrechouter...
« Travailler sur
ce qui est vrai et
chaud. »
Même si bien sûr
une positon doit pouvoir aussi se
justifier sur base d’analyses socioéconomiques
(à propos du marché
de l’emploi dans ce cas). Et l’enseignant
aussi est amené à devoir
prendre position et à reconnaitre
à l’autre, à chaque élève le droit
d’une position divergente. Et c’est
bien cela l’éducation au débat démocratique.
[1] Je ne développerai
pas ici pourquoi
travailler le chaud,
mais comment.
[2] Séquence prévue
pour la 1e année
du supérieur
pédagogique, mais
adaptable pour des
publics allant de la
5e primaire au 2e
master...
[3] L’ensemble des
pièces pour mener
la séquence peut
vous être envoyé
sur demande à
<jacornet@skynet.
be>
[4] Pour paraphraser
Deligny : « Si
tu joues aux gendarmes,
ils joueront
aux voleurs ;
si tu joues au Bon
Dieu, ils joueront
au diable... »
[5] Cet axe solidarité
<=> responsabilité
est pris ici comme
exemple. Il est évidemment
nécessaire
de construire
de nouveaux axes
à chaque fois
qu’on analyse un
phénomène. Il me
semble beaucoup
plus important
d’apprendre à les
construire que
d’en étudier une
liste toute faite
(et même mal
faite dans le cas
des compétences
terminales en
sciences sociales)
et de bien ou mal,
et souvent mal, les
appliquer.