Comment ça se passe avec le livre ?

À la base, Véronique a une formation de plasticienne. Elle travaille en alphabétisation et en cours de langue pendant huit ans avec des mamans (pour la plupart) qui lui racontent les difficultés qu’éprouvent leurs enfants à l’école. En 1989, la ZEP se crée et fait appel à des professionnels de la langue pour renforcer (voire créer) le rapport à l’écrit entre la maison et l’école. La ZEP fixe aussi comme un des objectifs l’axe de la maitrise du français.

Véronique accepte alors un poste dans une école en discrimination positive d’une commune rencontrant des difficultés. Elle entre donc dans l’enseignement avec les échos des mamans et leur regard sur l’école. Véronique se dit qu’il y a alors quelque chose à faire… Elle intègre donc la bibliothèque d’une école en enseignement spécialisé et doit gérer cette nouvelle partie de l’école. Des budgets lui sont alloués, elle est maitre de son lieu et reçoit des enfants ou groupes d’enfants pendant 50 minutes.

Elle laisse les enfants s’approprier les lieux et les livres et se rend vite compte de deux choses : primo, les enfants ne vont que vers des livres qu’ils connaissent (les Walt Disney’s) parce que vus à la télévision et secundo, les enfants sont de grands consommateurs à la chaine des livres proposés ; ils n’ont pas fini un livre qu’ils éprouvent le besoin d’en « posséder » un autre. Là, Véronique se dit qu’il y a un réel travail d’accompagnement à faire. Elle s’arrête quelque peu et se pose des questions : « Qui ai-je en face de moi ? Qui sont ces enfants ? Dans quel milieu évoluent-ils ? »

Tenter une approche différente

Elle décide alors de tenter une autre approche : l’affectif. Elle commence ses périodes par la lecture d’une nouvelle histoire (des albums pour la plupart) afin que les enfants prennent connaissance des autres livres présents dans la bibliothèque. Très vite, les enfants, par imitation d’abord, ont envie d’emprunter les livres lus par elle. Elle atteint un premier objectif, diversifier les supports de lecture des enfants et arrive petit à petit par ce biais, à faire entrer le livre à la maison. Les parents sont parfois réticents à l’idée d’avoir des livres en prêt à la maison, ils ont peur qu’ils soient abimés et qu’ils doivent les rembourser…

La porte d’entrée au monde des livres est entrouverte, maintenant Véronique peut se concentrer sur les activités qu’elle désire mettre en place au sein de la bibliothèque. Avec les tout petits, Véronique instaure des activités de lecture en petit groupe afin que les enseignants se concentrent sur l’affectif dans les livres. Des petits groupes d’enfants sont constitués et des livres leur sont racontés, ensuite les enseignants se mettent en retrait et observent. Ils en discuteront plus tard afin de réajuster ou non les séances menées en petits groupes.

Au niveau des enseignants du primaire, elle sentait au départ une absence d’investissement dans ses activités en bibliothèque. Très vite, elle impose la présence du titulaire lors des activités, ce qui lui vaudra la réputation de « pas commode ». Mais elle ne regrette pas une seule seconde cette injonction, car elle raconte avec émotion les déclics qui s’opèrent pendant ces moments.

Au départ, les enfants empruntaient les livres et revenaient la séance suivante pour en prendre un autre… sans avoir fini le premier. Jusqu’au jour où elle fait assoir les enfants en cercle et démarre la séance en leur disant : « Comment ça s’est passé avec le livre ? » C’est un peu un flop au début : les enfants n’osent pas trop, dire qu’ils n’ont pas lu, dire qu’ils n’ont pas fini le livre. Mais Véronique sent ces choses-là, elle a côtoyé les mamans… Elle insiste, elle pousse, elle titille, puis les enfants capitulent. Ils avouent : ne pas avoir eu le temps, ne pas avoir eu l’énergie, ne pas avoir trouvé de calme à la maison… Toutes des situations auxquelles elle tente de trouver des solutions avec les enfants. Elle dédramatise la situation quasi tabou de ne pas avoir fini son livre ou de ne pas avoir trouvé de temps pour livre, en piégeant un peu les enseignants lors de son « tour du livre » et en leur posant exactement la même question qu’aux enfants…

Gène au début, qui s’est très vite dissipée quand Véronique clarifie qu’il n’y a aucun jugement dans ce qu’elle demande et qu’au contraire, la parole de l’enseignant résonne aux oreilles des enfants et que ces derniers prennent conscience des difficultés pour tous d’aménager du temps à la lecture. D’où l’une des solutions trouvées : permettre un quart d’heure de lecture par jour dans les classes. Elle raconte l’anecdote du petit Hamza qui ne lisait pas et qui empruntait des livres pour le plaisir de posséder. Jusqu’au jour où elle lui demande la recette d’un livre qu’il aimerait lire et, indices après indices, elle lui conseille un livre précédemment emprunté par un camarade qui le présentait ce jour même.

Donner des outils

Ainsi, les « Passeurs d’Histoires » avaient un sens. Passeurs d’histoires ? C’est un beau projet, clame-t-elle ! Un enfant, après avoir lu son livre, donne envie aux copains de l’emprunter. Et ce, en le « vendant » ! Il prépare sa petite présentation et lors de la période en bibliothèque, il « passe » son histoire à quelqu’un d’autre. Bien sûr, au début, ils veulent tous le livre présenté, puis ils s’arrangent entre eux, au moyen d’un pile ou face, d’un dé ou de toute autre manière aléatoire. Grâce à ce dispositif, Hamza a dévoré tous les livres de Roald DAHL et s’est ensuite attaqué aux livres documentaires…

Les livres documentaires, quant à eux, sont apparus dans les bibliothèques bien des années plus tard. Selon Véronique, l’accès à ces ouvrages est très compliqué parce que fastidieux à lire : on garde une distance de sécurité entre eux et nous, parce qu’il s’agit de connaissances, alors qu’au final, on pourrait fonctionner de la même façon qu’avec les fictions. L’un des objectifs que se fixe Véronique, c’est de donner des outils collectivement, d’enseigner comment on lit, comment on comprend, comment on choisit…

Véronique fait tout pour mettre un cadre, un lieu, un dispositif, pour qu’ils sachent choisir un livre, qu’ils sachent en parler, pour inciter les autres à emprunter ce livre. Une fois ce cadre installé, c’est entre eux que beaucoup de choses se passent. L’importance des pairs et de la collaboration entre enseignants est trop souvent mise à mal dans les écoles… et pourtant ! L’enseignant qui raconte ses péripéties pour finir un livre, ça émerveille les enfants !

Les parents, les frères et sœurs lisent les livres rapportés de l’école, c’est de plus en plus fréquent. L’idée de départ, amener l’écrit à la maison, est donc atteinte. N’empêche, avec les écrans de la maison, il faut tout de même maintenir « la pression » sur eux. Elle-même raconte que la lecture n’a pas été une chose facile, elle a dû attendre « sa belle rencontre » comme elle l’appelle pour être à l’aise avec les romans : une stagiaire en secondaire qui a présenté l’œuvre et la vie de Marguerite DURAS, là, tout a commencé !

Une constante évolution

C’est la rencontre avec l’autre qui amène à la rencontre du livre. C’est ça qui a orienté sa réflexion, toute sa façon de travailler et son perpétuel questionnement. Elle croit fort aux partenariats : entre collègues, entre enfants, entre bibliothécaires de la commune (interréseaux !). Avec ces dernières, elles se rencontrent régulièrement pour échanger leurs pratiques, créer des outils directement proposés aux classes et parler… de livres.

Véronique évalue la réalité de son quotidien. Elle crée à partir de ces observations une nouvelle réalité. Elle pense avoir évolué et ce qu’elle dit de sa pratique, elle le dit avec beaucoup d’enthousiasme. Elle est persuadée que sans le plaisir de faire (lire, partager, demander, présenter…), il n’y a rien. « On trouve ses libertés dans les limites imposées », me dit-elle. « Et malgré les limites (de langue, de temps, de lieu, de moyens), le principal, est de trouver ce fameux plaisir ! »