Un quartier populaire le long du canal. Rive gauche. Bruxelles Nord Ouest. Dans le croissant pauvre. Une école de classe [1].
L’entretien avec la directrice permet de capter les chemins pris dans cette école pour aller toujours plus vers une culture commune et des identités fortes.
D’emblée, la directrice explique que dès les classes maternelles les apprentissages s’appuient sur des référents : disposition de la classe, panneaux sur les murs, fardes où se rangent des savoirs, cahiers de travail.
Ces référents sont les mêmes en 1re primaire puis dans les années suivantes, ce qui assure un suivi sans trop de ruptures pour les enfants.
Les élèves performants ne se ressentent que peu de ruptures, mais les moins performants perdent du temps à s’y retrouver dans les nouveautés formelles de tels intercalaires ou de tel classement. Ces modalités communes font donc gagner en efficacité parce que tous les enfants peuvent mieux se centrer sur les apprentissages.
Des traces de défis et de fiertés
La directrice présente ensuite l’outil phare qui accompagne aussi l’enfant pendant toute sa scolarité. C’est le portfolio. Il débute en 1re maternelle. Il peut être au départ, un sac ou une boite avec des photos de ce qui se passe à l’école. La famille peut y déposer quelque chose aussi : un doudou, un dessin, un chansonnier. On place également dans ce portfolio, des défis montrés aux enfants, sous forme de dessins exprimant ce qu’ils doivent être capables de faire fin 1re, 2e ou 3e maternelle. Ils peuvent s’entrainer et y arriver dans une des trois années et la réussite est marquée par un petit cachet ! L’enfant choisit aussi ce qu’il va montrer de se compétences : ce sont les fiertés.
En primaires, le portfolio est plus structuré. Il comprend une partie à propos de l’enfant (nom, famille, etc.), une partie sur lui à l’école (amis, gouts) une partie qui rassemble, toujours ses fiertés et une partie réflexive. Là, il indique comment il apprend (ce qu’un bulletin ne montre jamais). C’est utile pour lui et pour les enseignants. Certains enfants pensent par exemple qu’il faut lire pour apprendre et retenir. Ils font et refont cet acte-là, mais comme il ne porte pas de fruit ces enfants se découragent et finissent par décrocher. Quand l’enseignant sait comment l’enfant procède, il peut chercher avec lui d’autres moyens de s’approprier les apprentissages. Pouvoir mettre des mots sur ce que l’enfant fait dans sa tête, comment il le fait et comment cela lui sert ou non, est une approche très précieuse.
L’idée de portfolio est née de la réalité des classes, toutes hétérogènes.
En particularisant les approches, via la mise en évidence des progrès, chaque enfant est pris en compte à son niveau, s’y retrouve et surtout, garde le gout de continuer à apprendre même quand il y a difficultés.
Ce portfolio c’est toute une philosophie qui se vit en équipe et crée une autre relation avec les parents, autre parce qu’on se centre sur le positif pas sur les manques. Quant aux enfants en grande difficulté, ils bénéficient de soutien en dehors de l’école, avec une logopède par exemple. Certains doivent quand même être orientés vers l’enseignement spécialisé, quand les enseignants ne voient plus comment les aider. Mais, dit la directrice, « dans l’esprit de faire du commun, nous intégrons des enfants du spécialisé – 23 cette année - et du coup certains de nos élèves qui ont un trouble d’apprentissage peuvent aussi rester dans l’école. Nous profitons alors de la présence de trois personnes du spécialisé (une logopède et deux orthopédagogues), nous tissons du commun avec eux ainsi qu’avec les membres du PMS de l’ordinaire et du spécialisé ; chacun apporte ses méthodes et expériences et le tout nous grandit mutuellement.
Un grand soulagement pour les enseignants c’est de ne plus être seuls à devoir décider d’une orientation. C’est le Conseil de classe qui le fait, avec divers intervenants : direction, titulaire, autres enseignants, logopède, PMS. »
Des temps d’évaluations
Pour savoir régulièrement où en sont les enfants, des évaluations ont lieu deux fois dans l’année (sauf en première année où là tout est formatif). Dans toutes les classes, elles portent sur les mêmes domaines d’apprentissage : lire, écrire, parler/écouter, résoudre des problèmes et éveil scientifique, géographique. Et les enfants savent d’emblée sur quoi ils seront évalués. Quand on étudie la grammaire, l’orthographe, la conjugaison, les opérations, les nombres, il s’agit d’aspects partiels, on fait de l’évaluation formative, sans points et les objets peuvent varier selon les classes. Les évaluations communes, elles, servent à voir si les enfants utilisent ce qu’ils ont appris lors de chaque facette. Elles permettent aussi de les suivre de la 2e à la 6e dans ces mêmes domaines pour tous et de voir les progrès. Si on évalue sur des facettes différentes et partielles, on ne peut pas rendre le progrès tangible et on ne donne qu’une image de l’enfant au moment de l’évaluation, c’est une photo figée. Ces évaluations ne sont pas placées dans le portfolio parce que là on ne met que les forces et les défis et on y montre surtout les progrès.
Sans bulletins ni points
La directrice le souligne : « Nous ne faisons pas des sommes et des moyennes de ce que les enfants connaissent ou non, avec traduction en points souvent aléatoires, dans des bulletins. Nous nous appuyons plutôt sur le portfolio qui devient outil d’évaluation positive. » C’est l’enfant qui invite ses parents à venir voir son travail, lors de soirées organisées entre 15 h 30 et 18 h. Tous les parents viennent. Parfois les grands-parents, les grands frères, toute la famille. Cela se passe en janvier et juin pour les maternelles, en novembre, janvier et juin pour les primaires. L’enfant, d’abord seul avec sa famille, présente ses progrès et/ou points forts. L’enseignant vient ensuite à la table et appuie. Quant aux faiblesses, elles sont transformées en défis précis élaborés avec l’enseignant.
S’il s’agit d’une faiblesse dans tel apprentissage, par exemple en lecture on ne dit pas à l’enfant qu’il peut mieux faire ou doit travailler plus, mais on lui donne des petits textes à lire à la maison ou avec un tuteur de la classe. L’enseignant s’engage aussi si nécessaire à s’assoir cinq minutes par jour à côté de l’enfant qui lit. Eh oui… ce moment de relation privilégié peut augmenter la capacité à lire.
S’il s’agit d’une faiblesse dans l’attitude relationnelle, par exemple un enfant qui perturbe tout le temps, se promène beaucoup, bavarde sans cesse, on y va par petits pas : on ne lui demandera pas de ne plus bouger, mais on lui demandera ce qu’il est prêt à changer.
L’enseignant accepte ses propositions très concrètes comme par exemple pouvoir sortir et se déplacer s’il devient trop difficile de rester tranquille. Dans ce cas, l’enfant porte un collier indiquant à ceux qu’il rencontrerait qu’il peut se promener un moment.
Toute cette présentation du portfolio est préparée pendant 4 semaines : l’enseignant parle avec chacun de ses progrès, forces et difficultés pendant 20 à 30 minutes. Cela se fait soit sur le temps de midi, soit en classe pendant que les autres enfants font un travail individualisé ou lorsque des demi-groupes sont occupés avec d’autres intervenants. Ce moment de l’élève seul avec son enseignant est pour lui le témoignage d’une grande reconnaissance de sa part. Les enseignants, eux, ne comptent pas leurs heures tellement ils trouvent ces rencontres importantes. Ils sont là avec l’enfant dans un moment d’échange et de bienveillance, devenant accompagnateurs et non pas évaluateurs. Et si lors des petites évaluations partielles ils remarquent des manques, ce n’est pas pour enlever des points, mais pour voir où en sont les enfants et que mettre, eux, en place pour encore faire avancer.
La directrice explique que dans cette construction du commun, bien plus riche que la remise d’un bulletin, on travaille d’abord la confiance, dans les enfants et dans les adultes. Elle est accordée d’office. Pour 90 % d’entre eux, elle suffit. Il y a peut-être 10 % d’enfants chez qui il faut la travailler plus parce qu’ils sont ou ont été perturbés par des pans difficiles de vie de famille ou autres, parce qu’ils ont une mauvaise image d’eux-mêmes ou ne sont pas habitués à recevoir cette confiance.
Dans cet esprit, c’est l’école qui gère ce qui se passe. Les parents sont moins souvent appelés. Ils ne sont plus démunis comme quand on leur disait que leur enfant fait ceci… cela. Ils sont soulagés de pouvoir, à leur niveau, participer à ce qui se construit. Et l’enfant, même quand il change d’enseignant, reste l’acteur de son portfolio.
Et les devoirs à domicile ?
En réponse à cette question, la directrice précise qu’« un devoir est un travail en lien avec l’école, qu’un enfant doit pouvoir réaliser seul. En équipe, nous nous sommes dit que soit les devoirs donnés étaient trop faciles, soit trop difficiles. Et ce mot “devoir ”… Nous l’avons revu aussi. Nous donnons soit des tâches comme mémoriser une poésie, soit des missions comme faire une enquête, une recherche, un dessin. Au cours de notre questionnement, nous avons rencontré l’utilisation du “cahier de mes apprentissages” dans les pays nordiques. Et depuis, nous l’utilisons.
L’enfant doit faire chaque soir un retour de quelque chose qu’il a vécu, appris, retenu, manipulé, découvert à l’école. Pour qu’il se souvienne mieux de sa journée, le menu du jour est indiqué dans ce cahier. L’enfant peut produire quelque chose en lien avec un moment au choix (ou pas). Il peut le faire à sa façon, par un dessin, un schéma, une phrase, un collage. Ce carnet doit être montré aux parents qui doivent seulement signer. L’enfant peut expliquer à ses parents, dans la langue de la famille et nous favorisons ainsi plus d’égalité entre les familles.
Que fait-on de ces cahiers ? Un moment rituel est prévu chaque matin : les enfants échangent par groupes de 2, 4 ou en grand groupe. Ces échanges donnent aussi des idées pour les prochains jours, à ceux qui n’en avaient pas. Ils ne sont d’ailleurs pas pénalisés, mais doivent trouver une idée pour le lendemain. Cette façon de faire diminue fortement le stress. La directrice se souvient d’un enfant dyslexique et bloqué pour écrire. Elle avait lancé elle-même le cahier d’apprentissage lors du congé de maladie d’une enseignante. Deux, trois jours plus tard, l’enfant est venu dire : « Merci, je n’ai plus peur quand j’arrive à l’école le matin parce que je sais que mon institutrice va regarder dans mon cahier et je ne serai plus stressé parce que je n’ai pas tout pu faire. » Cet enfant s’est mis à écrire parce qu’il n’était plus paralysé par le stress de l’écriture ou par ce qu’il imaginait comme attentes chez l’enseignante. Il a été comme restauré par ce cahier et deux mois plus tard plusieurs textes étaient écrits dans son cahier d’apprentissage.
Ce cahier est un lien de plus avec les parents et grâce au menu, ils peuvent poser un autre genre de question que « Qu’est ce que tu as fait ? », qui donne souvent des réponses vagues. Et s’ils ne lisent pas le menu, l’enfant y trouve un point d’appui qui peut l’orienter vers d’autres réponses que « Je suis tombé, j’ai joué, j’ai monté les escaliers… ». La directrice soulève la question des enfants moins performants face à ce travail : « pour eux, nous utilisons deux voies : un subside reçu des Marçunvins [2] avec lequel nous pouvons payer deux personnes qui accompagnent chaque soir pendant une heure les enfants de 3e primaire. Ceux-là parce que c’est une année charnière, entre 1re 2e où ils ont encore le temps et les années suivantes. Et autre voie, “l’invitation aux parents”, une fois que l’enfant a bien compris ce qu’il devait faire, à le soutenir ne fusse que 15 minutes par jour. »
Un travail commun des enseignants
Faire du commun à travers toute cette scolarité maternelle et primaire demande de se voir entre enseignants. Les temps de concertation se font le soir et les enseignants donnent beaucoup de temps aussi à midi et sur les heures de fourche.
Ces temps servent à partager expériences, observations, décisions et aussi à fabriquer des outils. Les enseignants ont par exemple imaginé, en équipe, une présentation en forme d’escalier qui commence en 3e maternelle. Un escalier pour chaque grand domaine d’apprentissage : parler, lire, écrire, résoudre des problèmes et l’éveil.
Dans le portfolio de 3e maternelle, les enfants voient déjà qu’ils sont sur l’escalier, pas tous sur la même marche, mais ils y sont, et arrivent ainsi en 1re… puis les échelons continuent à se grimper. Un enfant de 2e peut être déjà sur des marches du cycle suivant et un autre sur celui du début du cycle. La différenciation permet à chacun d’avancer à son rythme et d’être nourri selon ses besoins.
Un autre intérêt de cette montée d’escaliers c’est de faire comprendre aux parents qui seraient pour le redoublement qu’il serait insupportable, injuste, inutile pour l’enfant de redescendre toutes les marches s’il est déjà sur la 5e par exemple. Au bout de l’année, si ses difficultés sont grandes, il ne redouble pas. Le temps de l’année suivante sera utilisé autrement : il aura parfois une personne en plus pour l’aider, participera à des ateliers de lecture 2e s’il est en 3e ou mieux, ira lire par ex avec un tuteur de 5e ou 6e parce que c’est encore plus valorisant pour lui d’être avec de plus grands.
Toutes ces inventions et discussions entre enseignants, c’est un fameux travail, mais passionnant et valorisant pour eux parce que voir au quotidien l’épanouissement des enfants donne envie de continuer. Un climat de sérénité favorise aussi cette envie, celle des enfants, celle des parents.
[1] Indice socio économique (ISE) 1. C’est le plus bas donc le public est le plus pauvre
[2] Dès 1875, à Bruxelles au plus fort de la guerre scolaire, quelques hommes de bonne volonté, petits bourgeois, artisans s’étaient réunis pour tenter de pallier le dénuement dans lequel se trouvaient beaucoup d’enfants et avaient décidé de s’associer pour faire œuvre de bienfaisance. Comme cette décision a été prise un 21 mars, ils décidèrent de s’appeler les « Marçunvins ». Aujourd’hui, l’association a réorienté ses interventions dans le domaine du soutien scolaire : ateliers de la réussite, classes de primo arrivants et coaching scolaire.