Pour ne pas faire de la coopération un nouveau conformisme, tenter de dire comment on se dépatouille entre saine émulation et coopération, entre compétition résurgente et solidarités endormies.
Collaborer ne va pas de soi. Cela va de l’autre, des autres et de ce qu’ils sont pour soi. De ce qu’ils sont utiles pour moi et de ce que je suis utile pour eux. Utile pour apprendre. Utile pour avoir, prendre ou garder une place.
Est-il vraiment nécessaire de transformer l’esprit de compétition et d’isolement en un sentiment d’appartenance et de coopération ? Pourquoi ne pas mettre compétition et coopération en tension ? Tous deux souhaitables et partiellement en contradiction…
Former les groupes.
Si je laisse faire, si je me contente de dire Vous formez des groupes de trois ou de quatre, ils vont spontanément constituer des groupes d’appartenance. Et, il en reste chaque fois l’un ou l’autre qui sont bien obligés de travailler ensemble parce que personne n’est venu les chercher.
Si je donne des consignes avec des groupes constitués, j’évite cela, je les fais collaborer avec de l’autre plutôt qu’avec du même. Je peux penser les groupes en fonction des forces et des faiblesses des uns et des autres. Mais dans les groupes, ça revient au même et ça se marque dans la répartition des tâches : ceux qui mènent le travail et ceux qui attendent, ceux qui parlent et ceux qui écoutent. Alors j’organise les groupes en instituant des responsabilités : temps, parole, secrétariat, porte-parole.
Le responsable temps est garant de l’efficacité du groupe : veiller à ce que le travaille avance suffisamment vite pour que toutes les questions soient abordées, et n’en bâcler aucune. Le responsable parole doit veiller à ce que chacun ait une place et à ce que personne ne prenne toute la place.
Ces deux responsabilités sont en tension. Plus on fait place à la parole de chacun, plus on est performant sur la coopération, l’attention aux apprentissages de tous ; mais cela freine l’avancée du groupe et donc, on est moins performant sur la production du groupe. Et inversement.
La responsabilité secrétariat consiste à prendre note de ce dont le groupe a besoin pour réussir la tâche. Il doit vérifier que ses notes correspondent à ce que le groupe a décidé.
La responsabilité porte-parole consiste à se préparer à exposer, à la classe, les débats et les résultats de son groupe. Quand la classe se réunit pour construire une synthèse commune, ce sont eux qui représentent leur groupe.
Ces deux responsabilités sont complémentaires et en interaction. Le porte-parole a besoin du secrétariat pour s’organiser, le secrétaire a besoin de connaitre les besoins du porte-parole pour organiser son secrétariat.
Toutes ces responsabilités constituent en soi des apprentissages. Elles sont tournantes, et je veille à ce qu’il n’y ait pas de spécialisation en fonction des compétences déjà acquises ou de la reconnaissance des autres.
Et bien sûr, ça ne va pas de soi. Alors j’écoute, j’observe, et j’interviens, ponctuellement, en posant simplement une question : dans ce groupe, qui a pris la responsabilité parole ? ou, dans ce groupe, qui a pris la responsabilité temps ? ou ça va la prise de note ? Je n’ai pas besoin d’en dire plus. Le responsable est interpelé, à lui de tenter de recréer les conditions de la coopération : une place pour chacun, toute sa place, rien que sa place. Ce n’est pas miraculeux, mais ça se régule de mieux en mieux.
Que se passe-t-il ?
Je suis content parce qu’ils coopèrent davantage. Et pour moi, c’est mieux quand on s’y met tous ensemble de manière solidaire que quand on se fait la compétition pour montrer qu’on fait mieux que les autres. Les élèves sont contents parce qu’ils constatent qu’en faisant comme je leur ai appris, ça marche mieux. Et, en plus, ils voient que je suis content. C’est quand même mieux que de s’engueuler et de n’arriver à rien !
Mais, j’observe quand même que les élèves commencent à en avoir marre des travaux de groupe. J’observe quand même que, quand je les laisse former les groupes, ils les reforment par appartenance. J’observe quand même que Youssef s’emmerde, râle et peste parce qu’il doit écouter les propositions des autres et que le résultat n’est pas à la hauteur de ce qu’il aurait fait tout seul.
J’observe quand même que Boris et Chantal ne parviennent pas à prendre une place dans le travail de leur groupe.
Le respect formel des consignes fait que ça marche. Mais, construisent-ils vraiment tous des compétences de coopération ? L’organisation du groupe l’a rendu efficace, au sens où sa production finale est garantie. Mais, dans la mise en commun, trop d’élèves sont en retrait, comme si la production du groupe ne leur appartenait pas. Les apprentissages de chacun ne semblent pas garantis, particulièrement, pour ceux qui sont le plus en difficulté. Et pourtant, j’y suis attentif. Pendant le travail, j’écoute, je relance, mais c’est un peu comme si la sécurité donnée par le groupe les dispensait de s’impliquer dans les apprentissages, puisque de toute façon, le groupe répondra à la question et la mise en commun complètera.
Le but du travail est plus dans le chemin que dans le résultat, mais il ne suffit pas de le dire…
Compétition, puis coopération
Il s’agit de s’emparer d’un graphique représentant le marché, sous forme d’une courbe d’offre et d’une courbe de demande. Les consignes : qu’est-ce que le graphique dit ? D’abord, en simple déchiffrage : les axes, les courbes, les points particuliers. Ensuite, l’utiliser pour illustrer la fameuse loi de la main invisible [1]. Et, enfin, de poser deux questions au prof ou à la classe.
C’est notre première approche de l’économie modélisée, sous cette forme. L’exercice est difficile, d’autant plus que, pour beaucoup de mes élèves, le rapport aux mathématiques est problématique. Le simple fait de tracer deux axes orthogonaux au tableau leur fait craindre le pire. En travail de groupe classique, je crains que les forts en math fassent l’essentiel du travail, que les peurs des maths restent passifs et que personne n’apprenne rien... Alors, je mets en place de la coopétition.
Travail de groupe pour tout le monde, sauf pour Youssef et Adam qui travailleront en individuel. Les groupes sont imposés. J’ai tenté de les équilibrer en fonction des compétences liées au travail collectif. Dans chaque groupe, il y a un élève qui gère bien la responsabilité parole et un autre pour la responsabilité temps.
Il y a de la compétition dans l’air. Youssef et Adam travaillent pour finir le premier, en ayant posé les questions les plus pertinentes. Les groupes travaillent pour finir avant Youssef et Adam, et pour trouver des questions qui puissent rivaliser avec les leurs.
Ensuite, quand Youssef, Adam ou un groupe a fini, il me remet son travail. Et il peut prendre la responsabilité aide. Parfois je dis expert, parce que ça démystifie le mot et parce que ça les valorise. Cette responsabilité consiste à relancer le travail d’un groupe, le réorienter, attirer l’attention sur ce qui a été négligé, éventuellement fermer les fausses pistes. Toujours avec la contrainte de le faire en posant une question.
Il y a de la coopération dans l’air. Je concentre mon attention sur le type d’aide qu’ils apportent. Je veille à ce qu’ils n’orientent pas trop vite, qu’ils laissent les groupes chercher et qu’ils n’éliminent pas trop vite ce qu’ils considèrent comme des fausses pistes. Et je m’abstiens de jouer le rôle d’aide. Le fait de devoir passer par des questions, après l’une ou l’autre tentative de poser des questions qui contiennent la réponse, est une bonne garantie.
Deux grands avantages : le travail de chacun est plus pertinent et la coopération est beaucoup plus intense. Globalement, pour la classe entière, on est vraiment prêt pour coopérer dans l’intégration des savoirs en grand groupe.
Mais bien sûr, ça ne va pas de soi.
Pour arrêter là la remise sur le métier sans cesse répétée, disons que ce qui a changé pour moi, c’est de ne pas avoir considéré ce que j’appelle aujourd’hui la coopération standard comme la seule manière d’organiser un travail collectif. Je reste sans cesse en tension entre des occasions de valorisation individuelle et des temps forts de solidarité collective.
Puisque tout concourt, dans la vie des élèves et dans l’organisation scolaire, à les centrer sur leur propre réussite, le chemin vers la coopération solidaire dans les apprentissages est long et surtout escarpé. Prendre ce chemin, sans démagogie, et sans se contenter d’une soumission apparente des élèves à cette nouvelle norme, c’est accepter que le chemin ne soit pas tout tracé. Si l’on peut s’équiper d’outils et de techniques, c’est surtout en déchiffrant ce qu’on défriche avec les élèves qu’on tracera un chemin pour chacun et pour tous. Et bien sûr, ça ne va pas de soi.
[1] main invisible : théorie économique libérale qui prétend démontrer que, si on laisse faire la concurrence, le prix se fixera de lui-même à un niveau qui égalise les quantités offertes et les quantités demandées. Pas de surplus, pas de pénurie, sans aucune intervention de l’État.