Dans les « bonnes » écoles, ce n’est pas qu’on n’aime pas les élèves ou qu’on ne se pose pas de questions quand les problèmes se posent… Encore faudrait-il se poser les « bonnes » questions…
Septembre, délibération de seconde session pour les classes de rhéto. Catastrophe en math, où certains ont non seulement échoué, mais présentent des notes de l’ordre des 20 ou 10 %, parfois moins encore. Débats passionnés, tendus. « On ne peut quand même pas laisser passer ça, il se moque de nous ! », « Oui, mais, c’est son seul échec, ailleurs elle a bien remonté » « Il n’a même pas un niveau de 4e, ses lacunes remontent au primaire ! » « En étudiant par cœur, elle aurait pu s’en sortir, quand même ! » « De toute façon, si on l’arrête, ça ne passera jamais en recours » « On ne peut quand même pas envoyer ça dans l’enseignement supérieur ! »
“Une bonne foi qui fait peur.”</span
Finalement, tous s’en sortiront. Dans cette école réputée, on est volontiers humain, et semi consciemment, on a tendance à relativiser les échecs en sachant qu’on place la barre plus haut qu’ailleurs. L’affectif joue également beaucoup, les enseignants se sentent proches de leurs élèves et les défendent souvent farouchement. On voit l’échec en rhéto comme un drame humain dont on n’aime pas trop être responsable. Et puis, on a peur des parents fâchés et des recours.
N’empêche, c’est dans une vague d’indignation que les enseignants quittent la salle : « Ça ne va pas, il y a un grave problème. »
C’est bien, les problèmes, c’est l’occasion de se questionner et de réfléchir, me dis-je, naïvement, alors que, peu après, je me rends à la direction dans l’idée d’en reparler. Le directeur m’accueille en me disant que je ne suis pas le premier, que plusieurs collègues sont déjà venus pour la même raison.
La même raison ? Non ! Croyant devancer mes commentaires, il me dit d’emblée que oui, il y a vraiment là un gros problème, cette situation n’est pas acceptable. Ces élèves, on aurait dû les arrêter avant ! Et puis, il faut qu’on prévoie un système de « cotes d’exclusion » dans notre règlement de délibérations. Bref, la solution à l’échec, c’est l’échec. Et on dirait que tout le monde est d’accord là-dessus, sauf moi.
Il ne faut pas nourrir d’idées caricaturales : il n’y a là ni cynisme ni élitisme assumé, on est en général convaincu d’agir pour le bien de l’élève. Si on « l’arrête », ce n’est pas pour sélectionner ou préserver une image de marque à l’établissement, c’est « parce qu’il sera plus épanoui ailleurs, dans une école de son niveau. » On est vraiment de bonne foi. Mais c’est ça qui fait peur, car c’est ça qui rend la remise en question encore plus difficile.
J’ai essayé de dire que je pensais qu’il fallait attaquer le problème par l’autre bout, se demander ce qu’il y avait derrière ces échecs, sur quels leviers on pouvait jouer, non pas au moment de certifier les élèves, mais durant les apprentissages, via les pratiques de classe. Agir avant que l’échec n’arrive, pour qu’il n’arrive pas, ou le moins possible. On a cru que je voulais démolir le travail de mes collègues, ou éventuellement qu’il fallait pointer le collègue X ou Y dont « on sait » qu’il ne fait pas du bon travail, mais contre qui on ne peut rien. Bien sûr, ce n’est pas toujours faux, il peut y avoir de « mauvais profs ». _ Mais je ne suis pas convaincu que ça soit si souvent le cas, qu’un tel diagnostic ne serve pas plutôt d’échappatoire pour ne pas envisager un problème plus large, celui d’une culture d’école.
Une culture d’école où l’échec est toujours vu davantage comme une solution que comme un problème. La menace de l’échec permet de « tenir sa classe » en faisant peur. Elle permet d’être respecté comme un « bon prof », dont le niveau est élevé. L’échec permet de se débarrasser des élèves « compliqués », et dispense de s’interroger sur les problèmes qu’ils posent, les questionnements pédagogiques que leurs difficultés nous renvoient. L’échec permet aussi de prendre sa place parmi les collègues et d’être reconnu, intégré : il suffit pour le comprendre d’être témoin des ricanements des profs plus anciens lorsqu’on présente en délibération des résultats « trop bons » dans une branche.
Une culture d’école où les enseignants, dans un contexte aisé et très stable, voient toujours leur métier comme « Moi j’enseigne, eux ils apprennent. Mon boulot c’est de donner cours, ça me regarde, et le boulot de l’élève c’est d’apprendre… ça le regarde. » En d’autres termes, une conception des choses où l’apprentissage de l’élève est encore vu comme une boite noire, un processus externe au travail de l’enseignant, dont il ne se sent pas responsable. Il va donc s’impliquer, parfois énormément, dans la conception de « bons » cours, mais sans intégrer dans sa démarche le point de vue de l’apprenant.
Suite à l’épisode raconté ici, ils ne se sont pas croisé les bras. Ils ont lancé de grands débats sur la seconde session, l’opportunité des « cotes d’exclusion », la manière « d’arrêter les élèves à temps ». Sur l’échec, sur les pratiques de classe, rien. Lors de l’assemblée générale qui a précédé la rentrée suivante, la direction a insisté pour que nous informions très clairement les élèves de la manière dont ils seraient évalués : il fallait que les « critères d’échec » soient connus. Critères d’échec plutôt que critères de réussite. Même en voulant bien faire (il n’est évidemment pas idiot que les élèves sachent dans quel jeu ils jouent et comment ils seront évalués), tout était dit…