Dans le cadre du besoin criant de nouvelles écoles en région bruxelloise, plusieurs groupes de travail se sont formés. Un de ces groupes, centré sur la création d’une école à pédagogie active, se positionne clairement dans ce contexte pour la mise en place effective de la mixité sociale dans ces écoles. Le groupe organise une journée de travail autour de la question « Qu’attendons-nous de l’École ? »
J’y participe comme invité occasionnel, en temps que directeur avec classe d’une école fondamentale. Les participants à la journée constituent un groupe très hétérogène, à forte mixité professionnelle et sociale : enseignants (avec responsabilité effective de classe, détachés, formateurs externes, pensionnés et un chercheur universitaire), parents d’élèves, acteurs du monde syndical, fonctionnaires liés au monde de l’enseignement et aux droits de l’enfant, « Je me prends les pieds dans le tapis. »éducateurs et médiateurs en milieu scolaire… Dans le groupe des parents d’élèves, on trouve quatre militants d’ATD Quart Monde et deux monitrices de ce mouvement, coresponsables de l’animation de cette journée de travail.
Se parler… pas n’importe comment
D’emblée, la méthodologie de travail est clarifiée : ATD Quart Monde a développé depuis de longues années une expertise dans le domaine du croisement des savoirs et des pratiques à travers de nombreux ateliers. Cette méthodologie très rigoureuse définit des modalités de travail et d’expression qui permettent à des groupes à très forte mixité sociale de partager et construire des savoirs communs.
Tout d’abord, il me faudra, comme d’autres participants, ranger mon bloc-notes et mon bic. Afin de mettre tous les participants sur un pied d’égalité, pas de prise de notes au vol ! Seules les traces écrites sur affiches, créées et surtout travaillées en commun seront autorisées. Voilà qui ne manque pas de me déstabiliser…
D’autre part, nous ne choisirons pas nos sous-groupes de travail, qui nous seront attribués pour toute la journée.
Ils seront au nombre de quatre :
les militants ATD Quart Monde avec les monitrices
les travailleurs de l’école non enseignants
les personnes extérieures à l’école
les enseignants
Des moments d’échange réunissant ces quatre sous-groupes sont prévus en alternance avec des séquences en sous-groupes. Un choix qui étonne et surprend certains participants, mais qui entretient en moi cette conviction qu’il ne suffit pas de mélanger joyeusement tout le monde pour que, par magie, la mixité sociale serve les objectifs communs. Le choix méthodologique pointe donc clairement les groupes présents, et privilégiera dans un premier temps le positionnement et les savoirs spécifiques à chacun. Nous sommes différents, inégaux, et la démarche ne le cachera pas. Pas de semblant égalitariste, commençons par assumer notre place !
La première activité, en sous-groupes, consistera à produire individuellement d’abord des bandelettes sur lesquelles figureront des mots qui disent ce que nous estimons le plus important dans l’école. Il faudra ensuite présenter ces choix aux autres membres du sous-groupe et les disposer sur une affiche en veillant à leur agencement. Un porte-parole doit également être désigné. Pas de candidat dans notre sous-groupe et je finirai par me proposer. Quelques-uns des mots qui apparaissent sur notre affiche : apprendre, investissement, émancipation, dignité…
S’écouter… pas n’importe comment
Les quatre sous-groupes se retrouvent ensuite pour la première mise en commun. La disposition des chaises prévoit que les membres d’un même sous-groupe seront les uns à côté des autres de manière à pouvoir facilement organiser des mini concertations en sous-groupe tout au long de la mise en commun. Celle-ci se fera selon les règles suivantes : présentation d’un sous-groupe par le porte-parole ; les trois autres sous-groupes se concertent pendant quelques instants pour préparer des questions de compréhension ;
réponse par le porte-parole à ces questions. Ensuite, dans chaque sous-groupe, on prépare un résumé de la présentation du sous-groupe qui vient de présenter son affiche. L’animatrice désignera alors au hasard une personne dans chaque sous-groupe tour à tour pour présenter ce résumé. Le porte-parole pourra alors repréciser un élément ou l’autre si besoin.
OK. Facile. Donc, même si je ne m’explique pas trop clairement, avec ce dispositif, je pourrai rattraper le tir. Je trouve cela plutôt sécurisant.
Les deux premiers sous-groupes qui présentent leurs affiches sont les militants ATD et les éducatrices/médiatrices. Deux éléments me semblent flagrants : plusieurs mots à connotation affective négative (peur, tensions, incompréhension, cruel…) et ces deux sous-groupes ont un mot en commun : réussir. Ni les enseignants ni les extérieurs à l’école n’ont ce mot sur leur affiche ! Sur l’affiche des militants d’ATD, ce mot est central. Sur l’affiche des éducatrices et médiatrices, ce mot figure à la base d’une échelle qui reprend l’ensemble de leurs mots. La présentation des deux sous-groupes renforcera clairement ces choix. Réussir, c’est le plus important à l’école et on attend que tout soit mis en place pour cela.
Premier choc cognitif en ce qui me concerne. Réussir, c’était tellement évident et donc pas si important que ça pour moi qui n’ai pas vécu l’exclusion scolaire. Pour celles et ceux qui ont vécu échec sur échec, dont le vécu scolaire est avant tout lié à la honte et à l’exclusion, réussir c’est le plus important. Ils le disent avec force.
Croiser savoirs et pratiques…
C’est mon tour de présenter l’affiche des enseignants. Je me concentre sur la tâche, essaie d’être clair et précis. Après la courte concertation en sous-groupes, le temps des questions. Pour le groupe ATD, ce sera très rapide : « On ne comprend rien ! On demande de tout réexpliquer avec d’autres mots.
Dignité, investissement, émancipation : qu’est-ce que ça veut dire ? » Et là, ça devient chaud, très chaud pour moi. Quels mots, quelles phrases avons-nous en commun qui permettent au pied levé d’expliquer précisément ce que nous, enseignants, entendons par « dignité » ? Quel que soit le bord du tapis par lequel je commence, je me prends les pieds dedans. Et pour chacun des autres mots également. La monitrice autant que les militants ATD sont exigeants et veulent aller jusqu’au bout de la compréhension. D’autant plus qu’ensuite, ils devront eux-mêmes réexpliquer tout cela !
J’ai le vertige. Je pense à mon métier, aux premières minutes de la première journée avec un nouveau groupe. Une première phrase devant une classe comme instituteur, et c’est déjà, potentiellement, le gouffre. Ici, pourtant, ce sont des adultes, mais je sens que nous n’avons que très peu de mots en commun et pas les mêmes priorités annoncées ! Pourtant, j’ai animé à Bruxelles pendant plusieurs années des ateliers et des camps de vacances avec une ASBL proche d’ATD et c’est même ce qui a renforcé mon choix du métier d’instituteur à l’époque.
Je revois des réunions de parents : s’il y avait eu, lors de ces rencontres, un dispositif méthodologique aussi exigeant que celui d’aujourd’hui, qui soutient chacun fermement dans l’expression de ses questions, combien de mots aurais-je dû expliciter, clarifier ? Combien de personnes ont décroché à la première phrase, malgré (ou à cause de) mon enthousiasme à dire ce que je fais et pourquoi je le fais ? Cette tâche est essentielle pour rapprocher familles et écoles. Mais rien que l’écart dû au langage, aux vécus et approches, est immense et nous, enseignants, avons bien besoin de l’aide de spécialistes et de méthodologies adaptées à chaque public.
Comment l’école de la mixité sociale peut-elle sinon espérer devenir une école du croisement des savoirs et pratiques ?