Passer d’une culture de l’oralité à une culture
écrite, vaste chantier, et pourtant indispensable
pour la réussite scolaire.
Hamid, 12 ans, arrive en 1re différenciée
après une 5e primaire non réussie. Son
regard ne s’arrête jamais, il papillonne, il
est sans cesse en quête d’interactions, il
interpelle, se lève continuellement, prend
la parole sans jamais la demander. Il est méfiant face à
l’adulte, même pris sur le fait, il va nier, jurer, s’offusquer.
Nous sommes le 1er octobre et il a déjà perdu son
journal de classe, il a plus de 10 remarques pour oubli de
matériel, devoirs non rendus ou pour signatures manquantes.
Ses devoirs, il cherche à les faire, en classe,
pendant que le cours se déroule en parallèle. Il détient
aussi le record de la classe pour les remarques disciplinaires.
Dès qu’un copain est suspecté de quelque chose,
il prend fait et cause pour lui, la solidarité avec ses pairs
est inconditionnelle. Il met la pression à tout le monde
lorsqu’il faut voter. Ce qui est dit oralement, par l’enseignant,
n’est capté que si on répond directement à une de
ses questions. Et avant toute mise au travail, il demande
inlassablement : « C’est pour des points ? »
Nasser, 12 ans vient lui aussi d’une 5e primaire. Son
institutrice voulait qu’il poursuive ses études dans le
spécialisé, mais sa maman (qui est ma voisine) s’y est
opposée. Un jour, elle me raconte que cet été, elle ne
partira pas, car elle n’a pas l’argent. Son mari vient de
trouver un nouveau travail, mais il économise pour
une voiture. À la rentrée, je vois le gamin tout bronzé,
le départ s’est décidé à la dernière minute… En classe,
Nasser est sage, discipliné, il cherche à bien faire, mais
ne comprend jamais du premier coup. À chaque fois, il
se plante, on réexplique et alors, il se tape sur le front
comme si la réponse était une évidence… Cela ne l’empêchera
pas de se tromper, à nouveau, sur le même
exercice, si on le lui représente une semaine plus tard.
Je pourrais continuer à décrire chacun des 14 enfants
qui composent la classe, mais chaque année les
noms changent, les caractéristiques restent. Tous ont
un point commun : ils sont issus de milieux populaires
qui privilégient des formes sociales orales avec un rapport
à la loi, au temps, au travail et au langage qui leur
est propre.
Pour ce qui est de la loi, on le voit clairement avec
Hamid, il n’obéit que sous l’oeil du maitre et encore ! Il
faut lui répéter les choses plusieurs fois et sur un ton
ferme. Même comme cela, il tentera d’esquiver, de minimiser,
de ne suivre que son bon vouloir…
Pour ce qui est du temps, je suis, encore et toujours,
stupéfaite par ces jeunes qui demandent en cours
de journée, à quelle heure ils terminent aujourd’hui
ou si la sonnerie qu’on entend annonce déjà la récré…
Ils ont du mal à anticiper les échéances, mais, jusqu’à
la veille, Nasser ne savait pas s’il partirait, ou pas, en
vacances. Mes élèves sont dans l’ici et le maintenant,
comme si le temps leur coulait entre les doigts…
Avec Hamid qui me demande sans cesse s’il sera
payé en points, on voit clairement se dessiner le rapport
au travail. C’est donnant, donnant. Tu veux que je travaille
? Paie !
Et pour ce qui est du langage, je me bats tous les jours
pour qu’au lieu de venir près de moi me montrer dans le
journal de classe, ou sur la feuille ce qui ne va pas, ils me
l’expliquent depuis leur banc. J’essaie de les titiller un
peu lorsqu’ils racontent et sont en plein dans l’implicite.
Je fais celle qui s’emmêle les pinceaux ou qui comprend
mal, mais je ne dois pas beaucoup me forcer ! Parfois,
c’est réellement difficile à suivre tant ils sont dans le
gestuel, l’intonation et les rires (ils se marrent d’avance,
car la suite s’annonce drôle !).
Lorsque je fais de l’analyse avec eux ou qu’on observe
des structures de phrase, j’ai toutes les peines du monde
à les sortir du message, surtout si la phrase travaillée
fait référence à un vécu du groupe. Dans ce cas-ci, ça
m’est égal que la balle de Priscilla soit rouge ou orange,
ce que je veux, c’est voir l’accord de l’adjectif. Ça suppose
un déplacement. Je leur demande de quitter leur
place d’acteurs et de devenir observateurs du message
produit.
Autre caractéristique commune à tous ces enfants,
c’est qu’ils arrivent, en secondaires, fort abimés, ils ont
une image d’eux-mêmes très dévalorisée. L’école est
un passage obligatoire. Ils cherchent à masquer leurs
lacunes. L’entrée dans l’écrit ne s’est pas faite : ils déchiffrent
les lettres, les mots, mais rares sont ceux qui
construisent du sens. Ils sont là, tentent de se mettre en
conformité avec ce qu’on leur demande. Ils cherchent à
« soutirer » les réponses, à morceler les tâches, à éviter la
réflexion. Ils n’ont aucune autonomie « scolaire » alors
qu’ils sont super débrouillards dès qu’ils franchissent
les grilles de l’établissement. Ils freinent des quatre fers
lorsque je souhaite des moments de recherche individuelle.
Ils me disent très clairement qu’ils préfèrent un
bon petit cours normal (entendez magistral) avec explications,
exercices et corrections collectives au tableau.
Ce proverbe chinois, « L’encre la plus pâle vaut mieux
que la meilleure mémoire », met l’accent sur un des
rôles de l’écriture : celui de faire mémoire. Mais pour
les élèves de milieu populaire, c’est bien plus que cela.
Entrer dans l’écrit va supposer un autre rapport au
monde. Ils se trouveront en décalage avec les copains,
la famille. Ce passage va leur couter d’autant plus que
le gain n’est pas très évident… C’est un parcours de ruptures
qui les attend. Vont-ils se l’autoriser ?
Dans ma classe, nous pratiquons le Conseil, 2 heures
tous les 15 jours. C’est un moment intense de décisions,
de discussions, avec un point « ambiance » alimenté par
ce que les élèves notent sur l’affiche « Je critique/Je
félicite ». Un jour, j’arrive en classe et je constate que
celle-ci a disparu. Cette feuille de papier est complétée
par les élèves au cours de la semaine. Ils y notent leur
propre nom et ensuite celui de la personne qu’ils critiquent
ou félicitent. C’est Youmna qui l’a arrachée. Son
nom revenait un peu trop souvent dans les critiques. En
supprimant l’affiche, elle espérait régler les problèmes.
Mettre par écrit, pour faire mémoire, pour différer,
mais surtout pour en reparler. Posément, longuement
même. Pour ne pas être dans le « tout de suite et maintenant
», pour que la parole puisse parler du passé, pour
chercher à comprendre, imaginer ensemble des solutions
ou des réparations, pour envisager un futur, s’y
projeter. Avec un secrétaire qui prend des notes, pour y
revenir après : a-t-on fait ce à quoi on s’était engagés ?
A-t-on respecté les échéances ?
Lors du Conseil, un ordre du jour est construit en
commun, un président donne la parole, un secrétaire
note les décisions. Nous sommes dans une oralité qui
n’est plus celle de la maison ni celle de la rue, dans une
oralité structurée et codifiée. On demande la parole, on
attend de la recevoir, on reste dans les sujets énoncés au
départ. Des décisions se prennent, les élèves voient là
un gain direct sur leur quotidien. Je prends grand soin
de retaper les notes du secrétaire, de distribuer ensuite
un rapport que le secrétaire relit pour tous et que chacun
glisse dans sa farde s’il est approuvé. La parole a
pris un autre statut, elle est couchée sur papier avec
leurs mots, leur cheminement.
QUI SCRIPSIT BIS LEGIT[1]Qui écrit lit deux
fois, proverbe latin.
Ce qui frappe dans ma classe, ce sont les affiches
qui organisent la vie et le travail de la classe : celle des
responsabilités, celle des ceintures de lecture, celle des
devoirs remis, celle du planning des devoirs et leçons,
celle des défis, celle du « Je critique/Je félicite ». Ce
sont les élèves qui en sont responsables, ce sont eux
qui les complètent. Elles sont des lieux d’inscription.
Inscription dans le travail, dans la vie du groupe, dans
la classe, dans l’école.
Des écrits sérieux, à la vue de tous. Ce sont eux qui
font loi, autorité. Les élèves ont décidé dans un lieu, un
temps et avec des mots qui étaient les leurs. Le rapport
à l’autorité peut lentement bouger.
Ces écrits structurent la semaine, les mois et même
l’année pour ce qui concerne les responsabilités. Les
élèves feuillètent les rapports du Conseil pour voir si
c’est bien vrai que Sami n’a pas encore fait la responsabilité
de « facteur » tant convoitée. Ce ne sera pas la
loi du plus fort ou du plus rapide, le temps permet de
faire des tournantes et chacun pourra s’essayer à tout.
Le rapport au temps se construit au fil des jours.
Avec les « ceintures de lecture et d’outils », les élèves
avancent à leur rythme, ils progressent et à chaque
avancée, ils vont coller la ceinture correspondant à
leur nouveau niveau sur l’affiche.
Les couleurs marquent la progression,
à chacun son rythme, mais le
travail est reconnu et payé autrement
qu’avec des points. Une réelle
émulation nait, la fierté des progrès
aussi et un esprit de coopération se
met assez spontanément en place.
« Comme si le temps coulait entre leurs
doigts… »
Le rapport au travail s’en trouve modifié.
Je ne m’attarderai pas sur le rapport au langage qui
forcément a évolué. La multiplication des temps de parole
ayant des fonctions différentes au sein de la classe a
permis de distinguer une parole individuelle ou collective,
une parole pour amuser ou une pour dénoncer, une
parole pour proposer ou une autre pour décider. Tous
les élèves évoluent même les plus taiseux.
« L’écriture se travaille. Elle travaille même toute
seule. Elle nous travaille. »[2]Petite pensée de praticiens de Pédagogie institutionnelle, réunis à Saint-Véran, en 2001.
Lorsque les rapports bougent, que l’erreur est permise,
reconnue et qu’elle permet une discussion, lorsque
des activités sont pensées sans imaginer d’éventuels
prérequis, lorsque les élèves se sentent devenir plus acteurs,
alors oui, certains se permettent le changement.
Pour d’autres il faudra plus de temps, car le système scolaire
les a fort malmenés et une année ne suffit pas à leur
redonner confiance et à croire en leurs capacités.