Tous capables quoi qu’il arrive… du début à la fin du cursus scolaire, dans les postures, les projets, l’organisation du travail… et dans les évaluations ?
Mais quel modèle d’évaluation ? Regard sur la question depuis la marge d’une école de devoirs et autour d’enfants captifs des notes.
Je suis volontaire dans une école de devoirs depuis plus de deux ans. Cette fonction bénévole, peu contraignante sur le papier me permet de voir évoluer des enfants, quelques heures par semaine, à la lisière de leur environnement scolaire et familial — une posture limitée, mais éminemment instructive !
Parmi ces enfants rencontrés, il y a notamment Émile.
Émile, dix ans, est entré dans cette école de devoirs en même temps que moi. Lors de son arrivée, ses parents m’ont immédiatement communiqué ses grandes difficultés scolaires, notes à l’appui, ainsi que leur hésitation à le placer, comme son grand frère avant lui, dans l’enseignement spécialisé. Ses échecs répétés et son année précédente redoublée tenaient selon eux à sa lenteur, au fait qu’il n’était pas doué, pas fait pour l’école. Ce qu’ils me disaient sans gêne devant lui. Moins pessimiste, le propos tenu par l’enseignant d’Émile (que j’allais découvrir au fil des mois par l’entremise de son journal de classe) laissait entendre que ce dernier n’était pas un cas désespéré, mais qu’il devait faire plus d’efforts, que nous devions retravailler les bases avec lui si on voulait espérer faire revenir ses résultats dans la moyenne. À lire ces remarques, Émile avait besoin d’un sérieux travail de remédiation qu’il partageait volontiers avec notre école de devoirs… ou pire nous déléguait !
Conscient de l’effet piégeant que peuvent avoir ces évaluations, j’envisage d’apprendre à connaitre Émile sans préjuger de ce qu’il peut et veut, en partant d’ailleurs du principe que tout enfant est capable. Les temps d’étude, gouter, jeux, sport et balades me laissent bientôt voir un garçon taciturne, qui manque à l’évidence de confiance en lui et manifeste un rejet violent de tout ce qui se rapporte à l’école, notamment les bons élèves qui accentuent son sentiment d’être différent. Ses lenteurs ou son manque d’efforts s’expliquent pour partie par ce rapport d’étrangeté à la culture et aux normes scolaires, ainsi que par l’image négative qu’il a de lui (je suis nul, je ne suis pas fait pour), sans cesse d’ailleurs confirmée par ses parents.
S’il cache ses devoirs ou peine à les faire, s’il s’isole des autres tout en regardant leurs jeux avec intérêt, je remarque que ma résistance à ses tentatives d’exclusion, mes encouragements et efforts pour déconstruire dans nos dialogues certaines de ses représentations (sur la différence, sur l’intelligence, sur nos capacités…) changent la donne. Sans heurter frontalement son refus de prendre part à un jeu de société, je lui proposerai, par exemple, de me regarder jouer et de partager ses conseils, jusqu’à le voir s’impliquer très sérieusement dans la partie en finissant par m’oublier. Autant que possible, je forcerai aussi l’étonnement des parents, quitte à grossir parfois les traits, en leur présentant un Émile plus que capable qui leur parait bien peu familier. Progrès local, un cercle vertueux s’installe timidement pour Émile dans les murs de l’école de devoirs : les altérations d’images élargissent le champ des possibles. Je découvre un enfant qui sait se lier aux autres, faire preuve d’humour, d’intérêt pour le travail, de rapidité dans l’étude quelques fois et de fierté pour ce qu’il accomplit.
C’est sans compter cependant sur ses notes scolaires… Peu préparé par son milieu familial aux postures exigées pour réussir à l’école, il peine depuis sa scolarisation à s’approprier des savoirs toujours plus nombreux. Ses évolutions dans notre école de devoirs ne suffisent pas à changer un parcours où s’accumulent les malentendus et, ce faisant, les mauvais résultats. Quoi que je tente, les notes faibles dominent et continuent à dire à Émile, au-delà d’un échec en math, en français ou en sciences, qu’il est nul et différent ; à ses parents, qu’il a sa place dans le spécialisé ; à son enseignant, qu’il ne fait pas assez d’efforts… et nous non plus avec lui. Les notes restent l’alibi parfait de son incapacité, un alibi qu’il finira par me lancer au visage comme si je l’avais moi-même trompé sur ses propres possibilités.
On dit communément des notes qu’elles motivent les élèves et que, par leur simplicité, elles indiquent efficacement s’il y a et où il y a un problème. Dans le cas d’Émile, elles n’auront fait que saper les bases morales de son engagement scolaire, sans jamais d’ailleurs nous aider, lui, ses parents et moi, à identifier précisément ce qu’il s’agissait de reprendre. Le zéro en math ou en français parle à la fois trop et trop peu et, du reste, les appels à la répétition ou au drill de l’instituteur complètent de façon trop vague le lieu où opérer notre travail de remédiation. Aurait-il fallu s’y prendre autrement et, par exemple, suspendre provisoirement les notes dans son cas ou soutenir une meilleure collaboration avec l’école ?
À côté d’Émile, plusieurs enfants de notre école de devoirs cachent fréquemment les tests où ils échouent ou mentent sur leurs résultats, comme si le maintien d’une normalité de surface était la plus grande de leur priorité. Le conformisme et la peur de l’exclusion sont-ils ce qu’on attend d’une évaluation ? De même ai-je suivi cette jeune fille de parents primoarrivants systématiquement pénalisée (0/20) pour ses fautes de français dans ses tests d’histoire et de géographie. La note soutient-elle ici son entrée balbutiante dans la langue française et sa progression, sa juste compréhension de ces matières… ?
Les notations peuvent bien stimuler les victorieux et maintenir l’attention de ceux qui craignent l’échec et parviennent souvent à l’éviter, elles en laissent certains sur la touche. Le diagnostic produit par les notes est du reste extrêmement pauvre : suis-je mauvais parce que les autres étaient meilleurs, parce que le prof pense que je peux faire mieux, parce qu’on approche de la fin de l’année et que le prof veut marquer le coup, parce qu’il a besoin de rétablir la discipline dans sa classe, pour des raisons de composition formelle, parce que j’ai mal compris la question, parce que le prof attendait des mots clés spécifiques qui ne remettent pourtant pas en cause ma compréhension du sujet, parce que je n’ai eu le temps de répondre qu’au tiers des questions… ? Comment s’y retrouver dans ce flou, et ne pas déborder d’un jugement momentané sur un acquis spécifique (savoir, compétence, savoir-faire) vers un jugement sur sa personne, sur ses capacités futures ou sur sa normalité ?
À quoi servent finalement les notes ? En accompagnant chaque semaine, dans une école de devoirs, une majorité d’enfants issus de milieux populaires, en difficulté ou retard comme Émile, il m’est difficile de voir en elles autre chose qu’un outil de tri et d’humiliation. Les notes classent, sélectionnent et répartissent dans des hiérarchies d’excellence[1]P. Perrenoud, L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages. Entre deux logiques, Bruxelles, éditions de Boeck, 1998.. Elles identifient par nécessité une catégorie d’élèves qui devra échouer un peu ou beaucoup. Les comparaisons et classements renforcent, chez les élèves en difficulté que j’ai côtoyés, leur sentiment d’être des incapables en leur communiquant un message négatif peu clair sur les pistes d’actions à envisager et, pire encore, en leur faisant porter la pleine responsabilité de l’échec. La culpabilité déborde souvent sur leurs parents et proches, en dispensant trop facilement l’enseignant du besoin de questionner la pertinence des situations d’apprentissage mises en place (un enjeu que ni les parents ni les écoles de devoirs n’ont d’ailleurs la légitimité de discuter avec l’enseignant). Pour toutes ces raisons, les notes me semblent franchement incompatibles avec le pari d’éducabilité de tous. Tout le paradoxe est de voir des enseignants bienveillants et attentifs à la réussite de tous utiliser cet outil producteur d’inégalités.
L’évaluation ne fait pas tout évidemment, mais une évaluation fidèle au tous capables devrait se donner pour objectif de soutenir les apprentissages de tous les élèves : en évitant l’exclusion habituelle d’une minorité (par exemple, par une répartition gaussienne des résultats), en autorisant des marges de progression individualisées afin de ne pas être décourageante, en ciblant avec précision ce qui est en jeu pour éviter tout malentendu, ainsi qu’en mettant des stratégies en œuvre pour permettre de surmonter les difficultés rencontrées. Émile serait-il toujours lent ou peu méritant si l’évaluation de ses acquis d’apprentissages ne menaçait pas de l’exclure et de l’humilier, mais consolidait sa place et son investissement au sein de la classe ?
Notes de bas de page
↑1 | P. Perrenoud, L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages. Entre deux logiques, Bruxelles, éditions de Boeck, 1998. |
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