Recherche

Commandes & Abonnements

Durant le weekend
Traces, nous nous
voyons proposer un
temps de mise en situation
 : il s’agira, en un
quart d’heure, d’apprendre
quelque chose
à un autre membre du
groupe. Le partenaire
apprenant n’est pas
connu d’avance.

Une demi-heure de préparation : je me
précipite dehors pour réfléchir (fumer
une cigarette). La première question que
je me pose : qu’est-ce que je sais faire
qu’aucun autre membre du groupe ne sait
faire ? Ainsi, faudrait-il que je présume l’ignorance de
l’autre sur un sujet pour me sentir autorisé à le lui enseigner
 ? Est-ce là une condition à mon bon plaisir ?
Il y a peu de fumeurs dans le groupe ; et, parmi eux,
une seule participante autre que moi fume des cigarettes
roulées. Je choisis le sujet « Apprendre à rouler
une cigarette », en faisant le pari que je ne tomberai
probablement pas sur Émilie, l’autre du
groupe qui roule déjà ses cigarettes. Je prévois
tout de même un sujet B, mais sur la préparation
duquel je ne suis pas du tout satisfait.
Fin du temps de préparation, on annonce les
couples d’appreneurs/apprenants : je suis avec
Émilie. Je lui explique ce que j’avais prévu, et
mon embarras. À mon grand plaisir, elle accueille très
positivement ma proposition, et ajoute : « En fait, je n’ai
jamais appris.
 »
De fait, il s’agit bien là d’un savoir populaire : en
conséquence de quoi, mais sans m’en rendre compte
sur le moment, j’ai adopté dans la préparation de ma
séquence un mode de transmission typique des savoirs
populaires.

LA MÉCANIQUE AVANT TOUTE CHOSE

La façon dont j’ai conçu la séquence est purement
technique : décomposer les gestes, les observer, les
imiter, les articuler. Un minimum de mots, dans l’idéal,
aucun. Là est une première sorte de plaisir, celui de
la manipulation du matériel, de la sensorialité et de la
mécanique des corps et des choses – plaisir du corps en
interaction avec le monde.
En elles-mêmes, ces opérations techniques sont vides
de sens. C’est pourquoi la séquence pédagogique prévoit
un objectif de production matérielle réalisée par l’apprenant,
qui donne sens à l’enchainement mécanique des
gestes. Production matérielle dont la consommation procure
une autre sorte de plaisir, que je pourrais dire organique.
Le « sens » ici est à entendre comme « direction  » de
l’apprentissage : ça sert à quelque chose de savoir faire ça. [1]
Une deuxième sorte de plaisir serait donc un plaisir
par anticipation, de ce moment où je pourrai profiter
de ce que j’ai appris à faire. En profiter soi-même, ou en
faire profiter quelqu’un d’autre ; le plaisir de consommation,
lié à l’organisme, apparait comme tout autant,
et indissociablement, un plaisir d’ordre social, lié à l’organisation.
Une consommation civilisée, éduquée, c’est une
consommation où l’on sait apprécier l’objet. Le temps de
la consommation se double donc, en situation d’apprentissage,
d’une appréciation, ou évaluation. Au-delà de
l’utilité, on attribue de la valeur à ce qui a été produit. On
compare, on échange : « Oui, c’est pas mal. », « Tu vois, là,
elle est un peu comme ça, c’est plus agréable, je trouve.
 »,
etc. Il y a là aussi du plaisir, celui du connaisseur.
Cette troisième sorte se détache de la seconde, de l’aspect
d’utilité organique, ou sociale, pour faire de l’objet
un objet culturel : de la discussion de l’épicière avec la
cliente sur le degré de maturité des melons à la controverse
sur la meilleure interprétation de la Neuvième
symphonie de Beethoven, il se peut qu’on en oublie à
quoi peuvent bien servir les melons ou la musique. On
construit des échelles de valeurs, pour s’élever dans la
civilisation, et l’élever avec nous. Ce plaisir-là est aussi
un plaisir de dominer : on est au-dessus des choses, en
surplomb. On fait partie d’une certaine élite.

APPELER UN CHAT UN CHAT

Mais quelque chose d’autre est apparu, avec insistance,
tout au long de la séquence, bien que ça n’y soit
pas du tout prévu. D’emblée, l’apprenante brule de poser
des questions, de mettre des mots et que je lui en donne,
ce que je refuse dans un premier temps : « Regarde,
d’abord, et essaie.
 » Vers le milieu de la séquence, apparaissent
des questions de vocabulaire : « Comment estce
qu’on appelle ça ?
 » Je cède petit à petit, j’accepte de
m’y attarder un peu avec elle : « Je crois qu’on peut dire
comme ça, mais il y a peut-être un mot plus précis.
 », etc.
Et puis des informations circulent à propos des objets
disposés sur la table : «  Tiens, au fait, tu as déjà vu sur les
paquets, il y a ça...?
 » Elle indique quelque chose.
Là se manifeste, en s’imposant, une quatrième sorte
de plaisir : indiquer, et nommer. Dire ce qu’on voit, ce
qu’on croit reconnaitre, c’est-à-dire ce sur quoi on peut
à un moment donné poser un mot – comme l’enfant qui,
apercevant un chat (ou autre chose qui l’y fait penser),
pointe l’index et prononce une syllabe dont la consonne
est parfois peu reconnaissable, mais la voyelle à coup
sûr un « a » –, n’est-ce pas là que surgit une forme toute
particulière de plaisir ? Indiquer, nommer : apprivoiser
le monde, faire en sorte que la chose, là, ne soit plus
étrangère, menaçante, mais au contraire familière : je
peux l’appeler par son nom.
Ce plaisir-là semble primordial, comme en réponse
à un besoin de sécurité fondamental de l’humain. Et
pourtant, d’un autre côté, on peut dire que c’est le plaisir
de l’intellectuel : ouvrir le dictionnaire, trouver le
mot juste pour nommer la chose que l’on désigne, ou
l’encyclopédie, pour en savoir plus sur la chose et nommer
ce qui la désigne. Et il semble aussi que ce dont il
s’agit est encore au-delà.
Je pense à l’enfant. Il pointe l’index et dit : « Chat  ». Et
je pense au plafond de la chapelle Sixtine. Dieu pointe
l’index et dit : «  Homme » [2]. Ce plaisir-là, je le nommerai
démiurgique. Nommant une chose, je crée le monde à
mon image. « Au commencement était le Verbe. [3] Plaisir
de la création, avant laquelle il n’y avait rien.

COMMENT ÇA S’ARRÊTE ?

Contrairement aux autres sortes de plaisir, celui-ci
m’a semblé, à l’occasion de cette courte séquence pédagogique,
n’avoir pas de limites. À l’issue de la séance,
l’apprenante a exprimé une seule frustration : elle aurait
vraiment aimé en savoir plus, sur l’histoire de l’objet, et
la géographie...
Un processus technique a un début et une fin : on
l’accomplit, et puis c’est fini. Idem pour le plaisir de
consommation. Et tout autant pour l’évaluation : une
fois l’objet placé sur l’échelle de valeurs, on ne l’en fera
généralement pas bouger. Mais indiquer et nommer,
ça n’en finit pas, on ne peut pas en finir. « Et ça, c’est
quoi ?
 » « Et ça ? » « Et ça ? »...
Ainsi, pour moi, de tenter ici d’indiquer dans des
moments d’une expérience des sortes de plaisir, pour en
même temps les nommer, je pourrais ne pas m’arrêter,
sans que le plaisir s’estompe ou s’amenuise. Les limites
qui s’y posent sont ailleurs ; les limites sont de l’ordre
de la maitrise technique, ou de l’utilité organique ou
sociale de l’objet, ou de sa valeur culturelle.
Ces limites, souvent, nous les vivons comme imposées,
absurdes, injustes. Il est si difficile de parfois se
taire, et laisser les choses exister, sans les pointer du
doigt, sans vouloir à toute force leur coller une étiquette.
Alors, là, maintenant, j’essaie, je vais essayer, j’y
vais... Je me tais.

notes:

[1Dans ce cas
particulier d’apprendre
à rouler
une cigarette,
j’argumentai par la
suite que, même
pour les nonfumeurs,
c’était
très utile, parce
ça impressionne
les fumeurs, un
non-fumeur qui
sait rouler une
cigarette.

[2Si Michel-Ange
avait connu la
bande dessinée, je
suis sûr que c’est
ça qu’il aurait inscrit
dans la bulle.