J’ai le plus souvent la parole en classe, je suis
toujours au centre des apprentissages. Qui suis-je
? Le prof bien sûr ! Pourtant, j’ai fini mes
études et, excepté ce que j’ignore, je sais tout.
Alors pourquoi suis-je l’élément central dans ma
classe ?
Évidemment, j’ai une responsabilité particulière
à tenir, je suis même payée pour ça
(les élèves aiment à me le rappeler). Je suis
garante du groupe et de la « discipline »,
mais un cadre, ça se pose autour et non au
milieu. Je prends trop de place en classe, ça me pèse et
c’est contreproductif pour les apprentissages. Mes tentatives
pour sortir mes élèves de la position « j’écoute
puis j’étudie » ou pour adopter la posture de celle qui
« fait apprendre » sont encore hasardeuses.
FIGURE LIBRE
Cours de français, 5e générale. En introduction aux
figures de style, une matière réputée difficile, je veux
mettre les élèves en action pour qu’ils s’approprient
d’emblée ces procédés d’expression si diversifiés et courants
dans notre langue. Je leur propose d’en exposer
eux-mêmes les définitions et exemples à leurs camarades
et je répartis, par groupe de deux, les figures à
« Je prends trop de
place en classe. »
connaitre (sélectionnées par mes soins et classées en
catégories, ce qui me demande plus d’une demi-heure
d’explications imprévues). Pour m’assurer de leur participation
(!), j’annonce que ce petit exposé sera coté.
Je me rends avec eux en salle informatique et leur rappelle
de choisir des sites fiables pour leurs recherches.
(Hélas, ils ont des notions très inégales de ce qu’est un
site fiable, j’aurais dû faire un rappel là-dessus.) Cette
mise en route prend encore une fois trop de temps et les
exposés sont remis au lendemain.
Le premier groupe s’installe avec son papier brouillon
vite griffonné. Je rappelle à la classe de prendre note.
En moins de 20 secondes, l’un des deux élèves lit la définition
Wikipédia et donne un exemple, puis ils se rasseyent
à leur place. Tous se retournent vers moi et protestent
« Ça va trop vite ! On n’a pas le temps ! » Ils ont
raison : tout le monde devrait pouvoir noter la définition
qui est donnée et l’exemple. Il vaut mieux les noter
au tableau. « Vous n’allez pas nous donner des feuilles de
théorie après ? » Mais non ! C’est maintenant la théorie !
Les deux élèves retournent alors devant la classe.
L’un récite la définition comme une dictée — « Attends,
j’ai raté le début ! » — tandis que l’autre écrit (illisiblement)
l’exemple au tableau. Résultat : c’est ennuyeux,
personne n’a compris et l’explication est incomplète. Je
me lève alors pour repréciser ce qu’est une métonymie.
Finalement, je recommence depuis le début, et je complète
les exemples. Pourtant, ce premier groupe avait
respecté ma consigne !
SUPERWOMAN
Tous les exposés ne se déroulent pas de cette façon.
Les élèves suivants ont tiré parti de l’expérience des
premiers et n’ont pas oublié d’écrire un exemple au tableau
et de bien réciter la définition. Certains exposés
sont très bons : un élève a trouvé de drôles de contrepèteries
et en fait profiter la classe (« Superman a une
bouille incroyable. »), un autre fait d’intéressantes références
à la poésie que nous sommes occupés à étudier
et un groupe a pris le temps de préparer un document
« au propre » contenant toutes sortes d’infos complémentaires.
Pourtant, tout au long des exposés, les élèves n’ont
pas fait confiance à leurs camarades (qui ne font pas
confiance eux-mêmes à leurs dires), tous m’ont surveillée
du coin de l’oeil attendant mes corrections, ajouts et
commentaires. Ils ne se sont pas sentis experts comme
je l’imaginais et n’ont (presque) pas intéressé les autres.
Leurs idées préconçues n’ont pas été bousculées et la
plupart pensent encore : « C’est dur et je n’y comprendrai
jamais rien. ». Les moins débrouillards ont juste passé
un mauvais moment à se faire écraser par le savoir du
professeur et à paraitre ridicules devant la classe.
Je veux les rendre plus « maitres » de leurs apprentissages
et leur faire découvrir la matière par euxmêmes
(avec un dispositif bancal), mais je suis toujours
celle qui maitrise tout. Alors ils se reposent sur moi et
ils ont raison ! À ceux qui avaient déjà de l’autonomie
dans l’apprentissage, j’ai fourni l’occasion d’être valorisés,
mais à ceux qui n’en avaient pas, j’ai offert de confirmer
leurs difficultés. Triste constat, bien éloigné de mes
bonnes intentions du départ.
L’ENFER EST PAVÉ
Pour le moment, je n’ai pas encore trouvé comment
faire pour que ce soit les élèves (et pas moi) qui
s’engagent activement dans la construction de leurs
connaissances. Les placer artificiellement en position
d’enseignant aurait été une solution un peu magique à
mon problème. Quelle injustice de ne compter que sur
leur spontanéité. Ma consigne manquait aussi d’une
vraie mise en situation qui invite à rentrer dans la matière
! Quelques jours plus tard, quand je leur ai proposé
d’apporter le texte d’une chanson de leur artiste préféré
(du rap pour la plupart) et que nous y avons relevé des
dizaines de figures de style, un déclic s’est produit chez
certains d’entre eux. J’aurais pu commencer par cette
étape. Ou bien je pourrais leur demander de mettre en
scène une figure de style (avec leur corps ou des objets)
et de la photographier…
Je savais qu’ils avaient des appréhensions et pourtant
je n’ai pas fait une vraie recherche avec eux en partant
de leurs peurs vis-à-vis de ces figures de style réputées
« littéraires » et difficiles. Le malentendu est grand au
départ si la matière qui m’apparait comme un jeu leur
semble une torture ! Je veux que les élèves s’engagent
plus activement, mais je ne mets pas en place les conditions
nécessaires à l’autonomie : se sentir en sécurité,
avoir confiance en soi, voir où on va et savoir qu’il y a
quelque chose à apprendre au bout.