La recherche en éducation sortirait-elle d’un long tunnel celui de l’ignorance des rapports sociaux de sexes ? Quelques frémissements observés à présent permettent de le penser.
Il n’empêche que les temps furent durs pour les quelques enseignantes acquises aux analyses féministes au travers des publications des womens’studies anglo-saxonnes, scandinaves et surtout québécoises. Une production qui, depuis trois décennies, forgeait des concepts et des outils pour mieux appréhender les différents types d’inégalité entre sexes à l’école, les uns évidents, les autres plus dissimulés. Mais il fallait s’en faire une raison : cette littérature restait, chez nous, lettre morte, tant dans les théories que les pratiques.
Même s’il est difficile de discerner causes et effets, dans leur enchevêtrement, on peut relever quelques traits qui sous-tendent ce rejet. Le premier tient sans aucun doute au courant idéologique patriarcal dominant qui semait suspicion et malveillances à l’égard du féminisme non sans quelques incohérences d’ailleurs, puisque celui-ci était proclamé à la fois déstabilisateur et dépassé. Dans la même foulée, les médias faisaient le plus souvent silence, en maintenant ainsi les études et les personnes dans l’invisibilité.
L’université ne fut pas en reste. Fourbissant ses armes dans le champ de la dérision, elle usait toujours du même argument : les études féministes n’étaient pas scientifiques puisqu’elles confondaient recherche et militantisme et que, sans distance, condition de l’objectivité, elles étaient autocentrées sur un sujet unique : le groupe des femmes. On peut ici évoquer une anecdote savoureuse et révélatrice. Au début des années 90, Françoise Colin, une des fondatrices du GRIF, participait à un colloque où un distingué universitaire pérorait sur la non-scientificité des recherches féministes. Agacée, elle lui dit : « Mais dans ce cas, vous condamnez toute la recherche académique en histoire puisque depuis des siècles et des siècles, elle est totalement centrée sur le groupe des hommes. »
Ces résistances furent lourdes de conséquences scolaires. Sans formation intégrant la richesse et la diversité de cette contribution, les enseignant(e)s continuèrent, sans barguigner détailler les épisodes de la Révolution française, sans évoquer la figure d’Olympe de Gouges et sa déclaration des Droits des Femmes, placardée dans tout Paris.
De même, les sépultures du néolithique moyen, dans la culture Grossgartach (villages du Bas-Rhin) révèlent, qu’indifféremment, les hommes et les femmes chassaient et aimaient se parer. On continue sans doute à perpétuer chez les élèves le mythe d’une division sévère du travail selon laquelle les hommes chassent au loin et les femmes s’occupent des enfants.
Quant à la place des femmes en tant qu’actrices sociales dans l’histoire, elle s’est longtemps bornée à l’évocation de figures individuelles comme celles de Marie Curie, Florence Nigthtergale, éventuellement Gabrielle Petit, à l’occasion du 11 novembre. Cette absence des femmes dans les programmes en tant qu’agents de l’histoire, tant au plan collectif qu’individuel, n’ont pu que marquer des générations et des générations de filles dépourvues, à l’école, du moindre modèle, mais aussi de garçons. N’est-ce pas parmi eux que se rencontrent des adultes qui vous abordent avec cette question : « Vous en connaissez beaucoup des Einstein et des Mozart féminins ? »
Dans cet essai d’inventaire, même partiel, des facteurs qui ont entretenu cet aveuglement à propos du paramètre de genre ou de sexe, comment passer sous silence le mythe de la mixité présenté comme une panacée ? Son introduction systématique entraînerait ipso facto un « changement de mentalité » par une connaissance quotidienne de l’autre qui se traduirait par l’émergence de l’égalité entre sexes.
Dès les années 80, des chercheuses françaises et belges firent remarquer que le projet de la mixité était bien imparfaitement traduit dans la réalité : cours de gymnastique différencié pour des raisons « biologiques » non questionnées ; filières largement sexuées dans l’enseignement général : majorité de garçons en section math fortes, majorité de filles en sciences humaines ; dans l’enseignement technique et professionnel : absence, parfois totale, des filles dans des filières d’apprentissage aux métiers masculins, concentration féminine dans les sections coupe-couture ainsi que dans la formation des enseignantes du pré scolaire des hautes écoles.
Il faut rappeler aussi que, lors de la fusion des écoles de garçons et de filles, la majorité des postes de direction fut attribuée à des chefs d’établissement masculins, à l’image des hautes fonctions de l’administration de l’enseignement pour la plupart dévolues à des hommes.
En outre, toujours dans les années 80, nous parvinrent d’Angleterre et du Québec des travaux évaluant la mixité sous l’angle des rapports sociaux de sexes. Ces recherches affirmaient que les interactions enseignant(e)s-enseigné(e)s étaient plus nombreuses en faveur des garçons, et que bien des professeur(e)s n’étaient pas dénué(e)s de préjugés de sexes.
Bref, il existait bel et bien un « programme caché d’inégalités » à l’école. En dépit des innombrables confirmations anglo-saxonnes, canadiennes, scandinaves et… flamandes à ce sujet, l’école francophone tint bon à tous les niveaux, qu’il soit universitaire, institutionnel, ou celui du terrain de l’école.
Depuis quelques années, la question des rapports de sexe semble être prise en considération. On le voit par la demande de la part des institutions, de brochures explicitant la démarche féministe qui est rarement nommée comme telle. De même les sollicitations de formation au genre à l’usage des professeur(e)s se multiplient et sont accueillies positivement.
Comment expliquer cette légère prise de conscience qui ne peut, à présent, espérons-le, que se renforcer ? Sans, là non plus, prétendre à dresser un tableau exhaustif des causes, on peut se risquer à formuler quelques explications sans classement hiérarchisé. Les voici :
– Les groupuscules féministes n’ont jamais laissé tomber les bras. Que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur des universités, sous les quolibets et le silence des médias, elles ne cessèrent de propager inlassablement les recherches féministes (à l’Université des Femmes, par exemple). De même, quelques pionnières (à compter sur les doigts de la main) adoptèrent les démarches féministes.
– La publication de l’Avis n65 du Conseil de l’Éducation et de la Formation en 1995 ne fut pas étrangère à cette évolution. Sur le thème « Qu’en est-il de l’égalité de l’égalité des chances entre filles et garçons ? », il démontrait, par les chiffres, la réalité du cursus caché des inégalités à l’école et aboutissait à ce constat : les filles réussissent, en moyenne (insistons sur la donnée de la moyenne), mieux que leurs frères et cousins, mais cette réussite débouche sur une inégalité d’emploi sur le marché du travail.
– La montée des violences scolaires qui mérite à elle seule un long article fut aussi un déclencheur. Les médias répercutèrent des « faits divers » qui troublaient le climat scolaire (incivilités faites d’insultes surtout).
Dans les études commanditées en 2000 et 2002 auprès des Universités de l’UCL et de Liège, on faisait remarquer que si les garçons étaient principalement les agresseurs, ils étaient aussi les agressés. Bourreaux, victimes, couple masculin bien connu de la littérature de criminologie et qui se retrouve dans les études académiques. Les filles seraient-elles moins fautrices de troubles scolaires ? Sur le plan de la violence physique, cela paraît certain. Mais, par contre, dans le registre des violences psychologiques, les filles seraient expertes dans la diffusion de rumeurs et des malveillances.
Pour en savoir plus, n’est-il pas temps de produire des études en utilisant la dimension de sexe, avec les paramètres de classe, de culture et d’âge, en ne se contentant pas de publier des chiffres générés ? Ces recherches permettraient de mettre au point des programmes mettant en question les modes traditionnels de socialisation des filles et des garçons qui génèrent bien des violences.
En France, il semblerait que ces questions soient de moins en moins taboues. Faisons en sorte qu’il en soit ainsi chez nous.