Nous présentons, ici, une étude sur l’enseignement francophone à Bruxelles qui montre que la ségrégation entre écoles commence dès les maternelles. Ces conclusions s’appuient sur une analyse des itinéraires des élèves lors de leurs trois premières années en primaire, selon l’école maternelle qu’ils ont fréquentée. À l’encontre d’une idée assez répandue, l’étude montre aussi que la ségrégation entre écoles est très loin de refléter simplement les différences de niveaux socioéconomiques entre les quartiers bruxellois.
Parmi les enfants qui sortent de l’école maternelle, près de 14 % en moyenne seront déjà en retard scolaire trois ans après leur entrée en primaire. C’est beaucoup, et c’est inquiétant. Et cette moyenne cache des disparités spectaculaires entre écoles. Parmi les 20 % d’élèves sortant des implantations maternelles où le retard moyen après trois ans est le plus élevé, il est de 28 %. Alors qu’il n’est que de 3 % seulement parmi les 20 % d’élèves ayant fréquenté les implantations ayant les retards après trois ans les plus faibles. Autrement dit, un enfant sortant du premier groupe d’écoles maternelles a plus d’une chance sur quatre de rater une de ses trois premières années primaires, contre une chance sur trente environ dans le second groupe.
S’il y a beaucoup de choses que l’école rate, il y en a au moins une qu’elle réussit très précocement : la ségrégation entre écoles. Car sauf à prétendre que les taux d’échec après trois ans s’expliquent seulement
« Une ségrégation propre au fonctionnement du marché scolaire s’ajoute à la ségrégation résidentielle. »par la qualité des pédagogies en maternelle, il faut bien admettre une sélection des publics. Et on laissera à chacun le soin d’imaginer sur quelles bases…
Homogène comme une pâte à crêpe ?
Selon une idée assez répandue, cette sélection ne se ferait pas au niveau de l’école. Elle ne serait que la simple traduction dans les écoles de la ségrégation socioéconomique entre les différents quartiers urbains. Le raisonnement pourrait se résumer ainsi : les enfants en maternelle n’ayant qu’une autonomie de déplacement très limitée, la plupart fréquenteraient l’école la plus proche. Ce qui donnerait dans les quartiers pauvres des écoles de pauvres — et des risques d’échec élevés — ; et dans les quartiers riches, des écoles de riches, où l’échec est rare. Au passage, voilà l’école exonérée de toute responsabilité.
Le problème, c’est que cette conception des ségrégations repose sur deux hypothèses partiellement fausses.
La première de ces hypothèses est celle d’un recrutement ultra local des écoles maternelles. Or, l’étude montre que la moitié des élèves bruxellois du maternel francophone fréquentent une école située à une distance de leur domicile qui leur permettrait en moyenne d’accéder à plus de 4 implantations. Et un tiers sont scolarisés à une distance qui met en moyenne six écoles à leur disposition. Mieux : dans le croissant pauvre, plus de deux tiers des élèves sont scolarisés à une distance de leur domicile qui leur permettrait d’atteindre au moins une école où le taux de retard ultérieur est plus favorable que la moyenne régionale. On est très loin d’une situation où la plupart des élèves d’un quartier se retrouveraient scolarisés dans une seule et même école, ou dans des écoles très similaires. Et de fait, les élèves d’un même quartier bruxellois fréquentent le plus souvent un panel diversifié d’écoles. Même dans le maternel. Et même dans les quartiers pauvres.
Des grumeaux s’agglomèrent
Car contrairement à une autre idée reçue (notre seconde hypothèse fausse), les quartiers pauvres sont très loin d’être socialement homogènes. À force d’entendre sans cesse réclamer plus de mixité sociale dans ces quartiers, on finit évidemment par croire à leur homogénéité. Ce qui est surprenant, c’est que cette fameuse mixité sociale qui a envahi tout le discours politique sur la ville ne soit, en réalité, jamais mesurée ! Ce qui est mesuré, c’est le niveau socioéconomique moyen, qui est faible en effet dans ces quartiers. Mais de même que dans une classe, par exemple, une cote moyenne faible (disons 8/20) peut être obtenue à partir de cotes individuelles très diverses (des très bonnes et des très mauvaises, par exemple 8 élèves qui ont 20/20 et 12 qui ont 0/20), un faible niveau socioéconomique moyen peut résulter d’une grande diversité de niveaux socioéconomiques individuels. Si on prend la peine de la mesurer, il apparait que la mixité sociale est élevée dans tous les quartiers urbains bruxellois, même si elle est un peu plus élevée dans les quartiers intermédiaires. C’est en tout cas ce que montre, quand on l’analyse à l’échelle des individus, l’indicateur socioéconomique utilisé par la Communauté française pour l’affectation différenciée des moyens financiers aux écoles.
Dès les maternelles, les écoles sont donc en concurrence pour se partager un public socialement très diversifié. Les conditions d’un marché scolaire sont réunies. Et ce marché scolaire conduit les écoles à se spécialiser du point de vue des publics, volontairement, ou sous contrainte de la concurrence. _ Certaines écoles réussissent à capter majoritairement les élèves les plus faciles à prendre en charge, tandis que d’autres prennent surtout les enfants restants.
La composition du public des écoles maternelles peut donc ne pas refléter les caractéristiques moyennes de leur zone de recrutement. Une ségrégation propre au fonctionnement du marché scolaire s’ajoute à la ségrégation résidentielle.
Reste à en préciser l’ampleur.
Pour la mesurer, l’étude compare deux choses, pour chaque école maternelle. _ D’une part, le taux de retard après 3 ans effectivement observé parmi les élèves qui ont fréquenté l’école. Et d’autre part, le taux de retard après trois ans qu’on aurait dû observer si l’école avait recruté ses élèves sans aucune sélection au sein des quartiers.
Le tableau ci-joint montre ce qu’il en est :
On voit que les écoles où le retard après trois ans est très élevé (Groupes 4 et 5) ont un retard nettement plus élevé que celui attendu sans sélection. Dans le groupe 5, par exemple, le retard après trois ans est supérieur de 14.6 % à la moyenne régionale, soit trois fois l’écart attendu d’après les caractéristiques des quartiers de résidence des élèves (4.7 %). À l’inverse, lorsqu’ils sont faibles, les retards après 3 ans sont toujours nettement inférieurs à ceux attendus d’après les caractéristiques de la zone de recrutement (Groupes 1 et 2).
Globalement, l’étude permet d’estimer que les mécanismes liés au fonctionnement du marché scolaire doublent les écarts entre écoles maternelles attribuables aux ségrégations résidentielles.
Qu’il y ait ségrégation, on s’en doutait bien un peu. Mais à ce point…
Que conclure de tout cela ?
Il n’y a aucune raison à priori de dire qu’une école maternelle dont les élèves ont un fort retard moyen après trois ans soit une mauvaise école. Ni, à l’inverse, qu’un faible retard signale une « bonne » école. Les différences de retard après 3 ans reflètent très probablement avant tout des différences de public, pas des différences de qualité pédagogique. Autrement dit, du point de vue des apprentissages scolaires, un même enfant (mon enfant) ne tirera sans doute aucun avantage ou désavantage particulier à fréquenter l’une plutôt que l’autre de ces écoles.
Posons la question autrement, et imaginons un système ou le même taux régional de retard après trois ans (14 % donc) serait dilué dans toutes les écoles maternelles, sans plus aucune ségrégation entre implantations. Oserait-on dire que ce serait préférable ?
Alors, où est le problème ?
Le premier problème tient à ce que la ségrégation rend simplement plus visible : un enseignement qui à tous ses niveaux, même les plus précoces, reproduit les inégalités sociales.
Ce qui est effarant, au fond, ce n’est pas que soient réunis dans une même école des élèves ayant besoin de plus de moyens (ou de moyens différents ?). Ce qui est effarant, c’est que ces moyens ne soient pas mis en œuvre.
Un deuxième problème tient aux mécanismes entretenant les ségrégations, ou plus exactement à ceux qui relèvent de la discrimination sociale. On pense à la complexité et à l’opacité des procédures. Mais aussi aux discriminations à l’inscription. Tant que le choix de l’école relève officiellement du libre choix des parents, il est tout simplement insupportable que certaines catégories de ménages aient plus le choix que d’autres ; et insupportable que ce soit jugé acceptable. Le problème se situe ici sur le plan de la justice et des normes sociales. Il pose forcément la question d’une régulation des inscriptions dès l’entrée en maternelle. En sachant qu’un véritable système de régulation ne peut se limiter aux inscriptions, et doit s’étendre à la question des évictions (y compris par l’échec), ou des ségrégations au sein même des établissements.
Le troisième problème est celui de l’impact de la ségrégation sur les apprentissages scolaires.
Il ne nous parait pas sûr qu’une augmentation de la mixité sociale dans les classes soit nécessaire, mais il est certain qu’elle est très loin d’être suffisante et qu’elle demande des mesures fortes d’accompagnement, dans les écoles « mixifiées » autant que dans les écoles « délaissées ».
Mais on ne voit nullement ce qui, par avance, condamnerait l’alternative de véritables écoles d’excellence populaire, dotées de moyens adaptés, et qui pourraient alors transformer la ségrégation héritée en opportunité.
Un quatrième problème : celui de l’affectation des moyens de discrimination positive. Dans le système actuel, ces moyens sont accordés en fonction du niveau socioéconomique du quartier de résidence, indépendamment des caractéristiques individuelles des élèves. Autrement dit, une école discriminante qui ne scolariserait, au sein d’un même quartier, que la moitié des élèves la plus facile à prendre en charge pourrait recevoir exactement les mêmes financements additionnels que l’école qui prendrait en charge l’autre moitié. Un tel système est évidemment injuste et devrait être modifié.
Pour finir un cinquième problème, relevé par l’étude, et qui se situe plus sur le terrain des politiques urbaines que sur celui de l’enseignement : depuis deux ou trois décennies, le discours politique sur la ville affirme en boucle la nécessité d’ouvrir les quartiers populaires aux classes moyennes. Au nom de la fameuse mixité sociale, quitte à provoquer l’éviction d’une partie des habitants les plus précarisés, chassés par les hausses des prix du logement. Un des bienfaits supposés de cette bienheureuse mixité serait de mettre fin aux « écoles ghettos ». Cela suppose, évidemment, que les nouveaux venus y inscrivent leurs enfants. Hé bien, au vu des ségrégations locales constatées dès les maternelles, ce n’est pas gagné (pour autant d’ailleurs que ce soit souhaitable).