Elle raconte bien, hein, Madame !

Pourquoi Carine a-t-elle décidé de raconter une histoire à ses élèves de deuxième maternelle ce lundi matin ?

Si Carine a dépassé l’idée qu’elle raconte des histoires juste pour le plaisir (ce qui est aussi possible, mais peut-être à un autre moment !), elle dira avec conviction que c’est pour apprendre à parler, à écouter ou même pour maitriser un vocabulaire plus riche.

Les enfants sont donc assis plus ou moins confortablement en fonction de la place disponible au « coin lecture ». Et Carine raconte son histoire avec beaucoup de cœur et d’enthousiasme à des enfants plus ou moins médusés et très attentifs aux images du livre, images qu’un certain nombre ont réclamé de voir au fur et à mesure de l’histoire. Un très bon moment pour tous, un moment de plaisir partagé. Que demander de plus ? Les enfants ont écouté. Ont-ils appris à écouter ?

Semer au vent ou dans la terre ?

Carine sait qu’il faut faire parler les enfants pour apprendre à parler. Ils vont donc raconter l’histoire ensemble. « Qui peut me dire le début de l’histoire ? » Julie se lance. « Êtes-vous d’accord les enfants ? » Et la réponse fuse, non pas nécessairement en fonction du contenu, mais du ton employé pour poser la question. « Et ensuite ? » L’histoire va ainsi être racontée par le groupe dans son ensemble sous le « guidage » ferme de Carine. De temps en temps, Carine interpelle un enfant qui parle peu ou moins pour l’amener à s’exprimer. « Alors, Sylvain, tu peux me dire la suite ? »

Et Sylvain qui n’a rien compris à l’histoire, qui surtout, comme beaucoup d’autres, ne s’est fait aucun « cinéma » dans la tête (c’est pour ça qu’il est en difficulté depuis longtemps), ne sait pas ce qu’il faut dire, se tait ou bredouille n’importe quoi. « Qui peut aider Sylvain ? » Et Jonathan, qui lui n’a aucun problème pour faire tout ce qu’on lui demande (un bon élève !), va raconter à la place de Sylvain. Ce dernier va peut-être savoir plus ou moins répéter. Carine étant une enseignante très consciencieuse, elle a renouvelé ce genre de sollicitation avec quelques enfants considérés en difficulté, pas trop pour ne pas alourdir l’activité, assez pour avoir sa conscience de bonne enseignante en paix. Le groupe arrive ainsi à la fin de l’histoire plus ou moins heureux du « devoir accompli ».

Mais qui a appris à parler ? À mieux maitriser du vocabulaire ? À se construire les schémas cognitifs[1]« La répétition de ma toilette matinale aboutit à construire le script de cette toilette c’est-à-dire l’enchainement des actions que je mets en œuvre pour me laver à mon réveil. … Continue reading indispensables à la compréhension et à la mémorisation de l’histoire ? Personne, même si des « âmes charitables » diront que des graines ont été semées et que l’on ne sait jamais dire quand elles vont pousser ! Ceux qui ont parlé, ce sont ceux qui avaient déjà les compétences travaillées. Ils ont donc ainsi pu les entrainer davantage. Les autres ont participé à un bon moment, mais n’ont pas été sollicités suffisamment pour commencer à construire des traces adéquates à une progression réelle dans la compétence supposée travaillée. C’est trop rapide et pas suffisamment répétitif pour espérer l’efficacité. L’écart entre les « bons » et les enfants dit en difficulté s’est creusé un peu plus.

Du temps pour les images

L’autre jour, Michaella, étudiante en haute école et stagiaire dans la classe, s’essayait, elle aussi, à raconter une histoire. Mais sa maitrise du français n’étant pas tout à fait au bon niveau du point de vue prononciation, elle était difficilement compréhensible. Cependant, l’histoire passe bien et à la fin, l’enseignante qui n’avait rien compris demande à la petite fille à côté d’elle : « Tu as compris l’histoire ? » « Non Madame, mais elle raconte bien hein ! ». Et c’était le cas de tous les enfants, séduits par l’expression corporelle et les intonations de l’étudiante… comme ils le sont régulièrement par celles de leur institutrice.

Que faire si l’on sait :
• Que pour apprendre vraiment, il faut une sollicitation importante dans un laps de temps court pour que des traces s’inscrivent dans les circuits neuronaux correspondants, tant sur le plan de la maitrise du vocabulaire que de la formulation des phrases ?
• Que pour mémoriser à long terme les apprentissages en construction, il faut répéter plusieurs fois dans un laps de temps relativement court pour que les traces se consolident (sinon elles disparaissent peu à peu). Les recherches d’A. LIEURY[2]A. LIEURY, La mémoire n’est pas la science des imbéciles. Les dossiers de Science et Vie Junior n° 32, avril 1998. précisent même qu’il faut une utilisation répétée, au minimum entre huit et douze fois, sur un laps de temps assez court pour retenir l’usage d’un nouveau mot.

Ce lundi matin, Carine va raconter sa nouvelle histoire, pas pour le plaisir d’un bon moment, mais pour apprendre à parler… le langage de l’école. Il lui a fallu un peu de préparation. Elle a d’abord choisi un livre où les textes ne sont pas trop longs. Puis elle a transformé le livre en une série d’images (une quinzaine) et elle les a reproduites et découpées pour que chaque enfant possède son « jeu ». Ils sont tous assis à leur table de travail et ils manipulent les images (parce que c’est la première fois). Puis Carine attire l’attention de tous : « Nous allons apprendre à nous construire les images dans notre tête au fur et à mesure que je vais lire l’histoire. »

Beaucoup d’enfants ne savent plus se construire les schémas cognitifs de ce qu’ils entendent, ni, par la suite, des mots pour apprendre à lire ! Pourquoi ? Peut-être parce que les images sont trop vite données : télévision, jeux vidéos, livres illustrés… S’il n’est pas nécessaire d’ouvrir les réseaux neuronaux correspondants, la fonction ne se crée pas.

De l’ordre dans les images

Carine lit la première phrase, la répète une fois et invite les enfants à chercher dans leurs images celle qui pourrait illustrer la phrase qu’elle continue à répéter plusieurs fois pendant que les enfants cherchent. Chacun dépose une image sur le banc tout en gardant les autres en main. Ce n’est pas nécessairement la bonne. On a le droit de se tromper puisqu’on est en apprentissage. S’il faut savoir le faire, l’activité n’a plus l’utilité attendue pour la formation des images mentales. Mais il est important de déposer une image. Puis Carine passe à la seconde phrase qu’elle répète aussi deux fois avant de lancer la recherche et elle continue à la répéter pendant le travail des enfants, tout en les observant. Et ainsi jusqu’à la fin de l’histoire.

Entretemps, elle a encouragé chacun, non seulement à déposer une image, mais aussi à les organiser comme les phrases d’un texte pour préparer la lecture : trois ou quatre images, puis on revient à la ligne pour la suite. Elle a même distribué une feuille structurante à certains pour les aider à comprendre l’organisation demandée. L’espace, ça s’apprend aussi et très tôt. Les « mauvaises » habitudes trop longtemps acceptées sont difficilement corrigibles par la suite et deviennent alors une caractéristique de l’élève plutôt qu’un simple état de non-maitrise provisoire !

À la fin de l’histoire, tous les enfants ont toutes leurs images posées sur le banc. Certains ont modifié en cours de route, mais pour tous ceux qui sont vraiment en apprentissage, il y a beaucoup d’erreurs, quand ce n’est pas à peu près n’importe quoi. Que faire ? Surtout pas une correction collective qui apporterait la bonne réponse sur le banc, mais rien de neuf dans les réseaux neuronaux sollicités.

Carine propose donc aux enfants de mettre « les mains en vacances » pour être sure que personne ne touche aux images. Puis elle relit l’histoire tout en montrant les images : soit quatre ou cinq images, soit tout le livre en fonction des résultats qu’elle a constatés pendant la première lecture. Les enfants sont donc d’abord invités à mettre les images dans leur mémoire immédiate, puis seulement ensuite à essayer de corriger. Ce lundi matin, on peut recommencer ce travail deux ou trois fois pour amener les enfants à essayer de mettre en mémoire un maximum d’images de l’histoire.

Du merveilleux à la maitrise

La même activité, mais qui va devenir un peu plus rapide, peut être vécue l’après-midi. Carine lit l’histoire pendant que chaque enfant essaie de trouver l’image correspondante. Il est important de toujours lier le texte aux images, même si ce ne sont pas toujours les bonnes images qui sont choisies. Il s’agit d’apprendre à le faire et c’est toujours par essais et erreurs. Sinon on réalise ce que l’on sait déjà et il ne s’agit plus que d’un entrainement.

Il est indispensable de recommencer le mardi, le mercredi et le jeudi, même si à partir du mercredi ou du jeudi certains enfants qui maitrisent déjà très bien la compétence travaillée peuvent faire autre chose. Et le vendredi, par groupe de deux, trois ou même quatre, les enfants vont se raconter l’histoire pour montrer qu’ils savent raconter. Ils commencent par mettre leurs images dans l’ordre, puis à tour de rôle, ils jouent à l’enseignante pendant que les autres suivent et « contrôlent ».

Quel étonnement pour Carine qui a bien suivi les différents cheminements proposés ci-dessus (découverts et vécus en formation), mais qui restait sceptique ! Non seulement tous les enfants sont fiers de montrer qu’ils savent raconter l’histoire, mais tous essaient d’utiliser les mots de l’histoire, même si ce n’est pas certain qu’ils les comprennent déjà tous correctement.

« Elle raconte bien, hein Madame ! » Ils ont vraiment appris à dire des choses, comme on apprend à la maison grâce aux histoires racontées et souvent répétées. Quand on donne le choix aux enfants, ils choisissent souvent une histoire qu’ils connaissent et il n’est pas question de la modifier. Auraient-ils spontanément la science des bonnes conditions pour apprendre ?! La motivation est passée de la découverte d’une histoire à l’apprentissage de cette histoire. Le plaisir est passé du merveilleux de l’histoire à la fierté d’une plus grande maitrise de la langue.

L’autre jour en famille, Julie, quatre ans, a voulu raconter à toute la famille ébahie une histoire apprise à l’école. Quelle fierté… pour les parents… mais surtout pour Julie qui d’habitude ne disait presque rien !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 « La répétition de ma toilette matinale aboutit à construire le script de cette toilette c’est-à-dire l’enchainement des actions que je mets en œuvre pour me laver à mon réveil. Ces invariants constituent des schémas cognitifs. (…) On parle de schéma pour désigner « une structure cognitive qui spécifie les propriétés générales d’un objet ou d’un événement, et abandonne tout aspect spécifique ou contingent ». (…) Si les schémas structurent spontanément nos connaissances, c’est qu’ils sont utiles. Ainsi ils vont faciliter l’action, faciliter la reconnaissance, faciliter la production et être à l’origine des inférences. » J.P. ROSSI, Le rôle des schémas cognitifs, Sciences humaines, n° 3, juin-juillet-aout 2006.
2 A. LIEURY, La mémoire n’est pas la science des imbéciles. Les dossiers de Science et Vie Junior n° 32, avril 1998.