La recherche dont cet article rend compte croise l’analyse sociolo-gique et l’observation minutieuse de la vie d’adolescents issus de minorités ethniques et religieuses dans des écoles secondaires bruxelloises. Il propose quelques réflexions sur les questions sus-citées par l’expression du religieux dans l’école.
Les tensions vécues au quotidien peuvent sans doute se résoudre en partie par un travail sur la relation pédagogique et sur la culture scolaire. Cependant, la recherche montre que ces tensions sont aussi et surtout liées à l’expérience de la disqualification que vivent ces jeunes.
Le rapport au religieux des jeunes, entre désaffiliation et réaffiliation
L’une des premières choses qui frappe l’enquêteur est la capacité de ces jeunes à parler avec distance du religieux dans leur vie. Ces jeunes n’échappent pas au profond mouvement d’individualisation du rapport au religieux pointé par les sociologues [1] : le religieux constitue pour eux une ressource possible parmi d’autres à la quête de sens qui accompagne leur construction identitaire.
Certains affichent d’ailleurs une volonté de prise de distance par rapport aux convictions familiales, vécues comme faisant obstacle à leur intégration ou à leur libre arbitre : « Mon père, il ne veut pas que je fasse un bisou aux garçons. Mais ce n’est pas pour autant que je n’en fais pas. Lui il ne le fait pas et moi je ne lui demande pas de faire la bise aux gens, voilà. Quand on oblige les gens à faire certaines choses, « Les enseignants se retrouvent face à d’insolubles dilemmes »en utilisant la religion, pour finir, ce n’est pas en vous qu’ils ne vont plus croire, mais c’est en la religion. »
D’autres souhaitent renouer avec la religion héritée. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette démarche se présente le plus souvent sous la forme d’un cheminement personnel, d’une quête de sens intime, et ne débouche pas nécessairement sur une pratique « orthodoxe » du culte : « Mes parents ne m’ont jamais dit « Maintenant tu dois prier. », ça m’est venu comme ça. C’était il y a deux ans, j’avais cette envie de prier alors je me suis levée, j’ai d’abord acheté le livre parce qu’il faut savoir les sourates et tout ça. »
Ainsi, l’enquête sociologique démontre à la fois l’importance des référents religieux dans la quête identitaire des adolescents, et sa dimension réflexive et individualisée. Mais comment comprendre, alors, les indéniables tensions observées dans la rencontre entre affirmations religieuses et projet scolaire ?
Des points de tension avec le projet moderne de l’école
On peut en effet s’étonner : ces adolescents ne correspondent-ils pas, dans leurs convictions, à ce que l’école démocratique moderne vise à construire, c’est-à-dire un sujet réflexif, autonome, à même de se forger une conviction personnelle à partir de la confrontation des points de vue ? Pourtant, plusieurs points de « friction » sont relevés par les acteurs scolaires :
tension entre liberté individuelle et conviction religieuse, lorsque les enseignants ont le sentiment que les élèves ne sont pas libres ou que certaines croyances empêchent leur émancipation individuelle ;
tension entre liberté individuelle et appartenance collective, lorsque les enseignants ont le sentiment que certains élèves sont, d’une certaine manière, enfermés dans leur communauté ;
tension entre registre de la conviction et registre de la « science » lorsque les enseignants ont le sentiment que certains élèves considèrent comme équivalents ces deux types d’arguments ;
Enfin, pointons des tensions liées aux convictions elles-mêmes, lorsque certaines valeurs affichées par des jeunes entrent en contradiction avec les valeurs dont l’école ou les enseignants sont porteurs.
Ces tensions multiples s’entremêlent souvent, mais se combinent différemment et varient en intensité selon les contextes scolaires.
Des cultures scolaires à interroger
Le cadre institutionnel et normatif mis en place par l’école elle-même n’est pas sans effet sur l’expression et l’intensité de ces tensions. Le système éducatif en Communauté française se caractérise par une pluralité de cultures scolaires, liée notamment à la coexistence de réseaux reposant sur un rapport différent au sujet et à ses appartenances. Nos enquêtes ethnographiques au sein d’établissements contrastés montrent à quel point ces « cultures scolaires » ouvrent un espace différent à l’expression de la différence à l’école.
Autrement dit, les marges de manœuvre laissées aux élèves pour « dire » et donner à voir leur travail identitaire (y compris dans son versant philosophique) varient assez fort d’une école à l’autre. Le modèle d’intégration promu par l’école, plutôt universaliste dans l’officiel, ou plutôt personnaliste dans le libre, par exemple, engendre des attentes de présentation de soi assez différentes, auxquelles les élèves s’adaptent, consciemment ou non. En fonction de l’espace de débat offert, ils laisseront plus ou moins « au vestiaire » ces identifications religieuses ou au contraire les mettront au débat à l’école.
Des enjeux de reconnaissance liés aux inégalités sociales
Au-delà des cultures, les inégalités sociales et scolaires pèsent lourdement sur ces questions. Les enquêtes menées dans des contextes relativement aisés socialement et scolairement montrent que le problème des convictions religieuses s’y pose peu. Celles-ci s’y expriment le plus souvent dans des formes acceptables [2] par l’institution scolaire – soit parce que (plutôt dans le réseau officiel) les élèves ont intégré la séparation public/privé ou parce que les cours philosophiques incarnent cette séparation ; soit parce que (plutôt dans le réseau libre) les élèvent parviennent à exprimer leur conviction d’une manière acceptable (mettant l’accent sur la réflexivité personnelle, le doute, l’ouverture à d’autres convictions…).
En revanche, dans les établissements « disqualifiés » – cumulant relégation scolaire, faibles ressources socioéconomiques et ségrégation ethnique – le débat sur les convictions vient en quelque sorte télescoper des enjeux de reconnaissance. L’appui sur des référents religieux remplit alors une fonction de protection et de réparation d’identités disqualifiées par des parcours de relégation. On pourrait dire que les élèves utilisent la force du discours religieux comme ressource pour résister à la société et à l’exclusion scolaire.
Prisonniers d’enjeux de reconnaissance, ils tendent à faire du religieux une bannière identitaire. D’abord réaction au stigmate, l’appui sur le religieux se convertit en un enjeu moral sur lequel « on ne cède pas », car il s’agit de sauver sa dignité : « L’Islam, les gens, ils la critiquent. Parce que quand ils entendent l’Islam, c’est soit terrorisme, soit … en fait, le problème c’est qu’ils généralisent. Ils ne voient pas les vraies personnes, parce que les vraies personnes, la plupart du temps, elles sont soit à la Mosquée ou soit à la maison. Vous n’allez jamais voir un bon croyant rester dans la rue et tenir le mur ! »
C’est dans de tels contextes que les tensions énoncées ci-dessus s’avèrent les plus vives : comment ne pas penser que les élèves résistent aux valeurs scolaires ou à celles de la « modernité occidentale », lorsqu’ils résistent à l’injonction à la liberté individuelle qui leur est adressée en lui opposant la certitude du dogme, lorsqu’ils mobilisent les valeurs « communautaires » pour critiquer l’individualisme occidental, ou qu’ils opposent la foi à la rationalité scientifique attendue à l’école ?
Les dilemmes enseignants face aux affirmations religieuses des élèves
Dans ce contexte, les enseignants se retrouvent face à d’insolubles dilemmes. Certains peuvent se replier défensivement sur un discours affirmant la séparation espace public scolaire/espace privé pour éviter les tensions, mais se heurtent alors aux modèles dominants aujourd’hui valorisant la diversité, la tolérance et le respect des minorités.
D’autres adopteraient une posture qu’on pourrait qualifier de « tolérance faible », où les cours constituent un lieu d’expression et d’échange libre des convictions de chacun. Tout en offrant un gage de « reconnaissance » minimaliste des affiliations confessionnelles des élèves, cette posture risque de conduire à l’expression de points de vue irréconciliables. On renonce alors à faire de l’école un lieu de formation de la citoyenneté.
Dans d’autre cas, ces opinions diverses peuvent être réellement débattues dans leurs présupposés fondamentaux et dans leurs conditions de production en ouvrant un espace à la diversité et à la confrontation des opinions. _ Cependant, cette posture risque d’être mise en difficulté par divers dilemmes de nature morale ou convictionnelle et de se retrouver mise à mal dans sa capacité à « faire institution » pour tous.
Il importe donc de réfléchir aux conditions scolaires permettant la conciliation du religieux et de la modernité démocratique. Mais, sans s’attaquer aux problèmes de reconnaissance et d’exclusion posés par les inégalités scolaires structurelles à notre système, il est probablement illusoire de demander aux enseignants de résoudre les contradictions ou dilemmes posés par l’expression du religieux dans la sphère scolaire.
[1] Voir à ce sujet les travaux de D. HERVIEU-LEGER, La religion en mouvement : le pèlerin et le converti, Flammarion, 1999 ou ceux d’U. BECK, A god of one’s own, Polity Press, 2010.
[2] Cette question des formats d’expression du religieux attendu par la modernité est brillamment présentée par J. STAVO-DEBAUGE, dans Le loup dans la bergerie, Labor et Fides, 2012.