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Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / TRACeS 246 - Ce que l’École exige, mais n’enseigne pas - juin 2020 / Enseigner plus explicitement pour faire reculer les inégalités ?

La montée en puissance de la thématique de « l’enseignement explicite » ou du souci d’« enseigner (plus) explicitement » mérite qu’on en explicite le contenu, le pourquoi et le comment.

Des travaux, menés depuis de nombreuses années par l’équipe ESCOL et le réseau RESEIDA, ont mis en évidence deux types de processus (re)producteurs d’inégalités sociales, observés dans l’ordinaire des classes.
Le premier processus relève d’une différenciation « passive ». On l’observe quand les enseignants mettent en œuvre des situations et des pratiques qui présupposent des élèves qu’ils puissent tous effectuer un certain nombre d’activités sans que celles-ci leur aient été enseignées, ou sans que l’on ait attiré explicitement leur attention sur la nécessité de les mettre en œuvre. Il s’agit, par exemple, de mettre en relation différentes situations ou informations, de tirer des enseignements à partir des tâches que l’on vient d’effectuer ou encore de se situer dans un registre de langage et de vocabulaire spécifique. Or, tous les élèves ne sont pas à même de décrypter ces exigences implicites, de percevoir les liens entre les tâches ou les « projets » qu’on leur demande de réaliser et les enjeux de savoir dont ils sont censés être porteurs. On peut se retrouver avec, d’un côté, certains enfants dont on attend des choses qui ne leur sont finalement guère enseignées et, de l’autre, des enseignants qui ne sont pas forcément conscients qu’il soit nécessaire de les enseigner.
Le second processus relève d’une différenciation « active ». Il provient du souci d’« adapter » les tâches, les exigences, les supports de travail ou les modalités d’aide aux difficultés que l’on perçoit chez les élèves. Intention louable, évidemment ! Mais elle peut fréquemment conduire à leur proposer des tâches restreintes, de plus en plus morcelées. Les élèves peuvent les effectuer et les réussir, les unes après les autres, sans trop d’effort. Malgré cette « réussite », il n’y a pas de réel apprentissage ni de réelle construction de savoir, faute d’analyse et de prise en charge de ce qui fait difficulté d’apprentissage pour les élèves en difficulté.
Les enseignants semblent pris entre, d’une part, la nécessité d’utiliser les outils et ressources qui leur sont accessibles ou qui leur ont été recommandés, et, d’autre part, leur souci de faire que les élèves, idéalement tous les élèves, soient « en activité » s’appuyant ainsi sur des convictions pédagogiques « modernistes », voire « constructivistes ».

Des tâches et projets aux savoirs ?

Cette double contrainte est sans doute associée à leur degré de maitrise et à leur propre rapport aux savoirs qu’ils sont chargés d’enseigner. Elle aboutit cependant trop souvent à ce que l’intention d’enseigner du professeur ne soit pas ou guère déterminée en termes de savoirs, mais en termes de situations et de tâches, ou de projets. Comme si l’effectuation et l’enchainement de ces tâches ou la réalisation de ces « projets » devaient conduire par eux-mêmes à un apprentissage, ou du moins à des savoir-faire que les élèves devraient être à même de mobiliser dans d’autres situations, d’autres tâches ou lors d’une évaluation. Comme si les tâches et les dispositifs mis en place étaient en quelque sorte autosuffisants, comme si leur réalisation suffisait à avoir appris ou à avoir compris. Le pilotage du travail de l’enseignant par les tâches, voire par les projets, conduit trop souvent à la minoration, voire à l’« invisibilité » des enjeux de savoir et de travail intellectuel, qui dès lors ne sont ni à l’origine des pratiques d’enseignement ni pour un bon nombre d’élèves, à leur dénouement. Le gain didactique est alors très faible, voire quasi nul, pour les élèves qui ne disposent ni des ressources ni des dispositions nécessaires pour aller au-delà de la seule effectuation des tâches. La mise en relation de ces tâches entre elles et avec des enjeux et contenus de savoirs qui les dépassent et anticipent sur des tâches, des situations et des apprentissages à venir est alors souvent absente chez bien des élèves. Et cela ne tient pas au fait que ces tâches et situations soient « traditionnelles » et fortement ritualisées ou « innovatrices » et plus ouvertes.

Double vigilance

C’est donc cette question de la place et du statut des contenus et des enjeux de savoir qui doit être au cœur du souci d’enseigner plus explicitement. Mais cette exigence ne paraît pas devoir être posée d’abord en termes de « bonnes pratiques », que les uns (décideurs, experts, voire chercheurs) seraient en mesure de prescrire aux autres. Cela ne signifie évidemment pas que toutes les pratiques se valent. Mais cette exigence me paraît devoir d’abord être posée en termes de vigilance partagée, politique et professionnelle, individuelle et collective.
Cette vigilance doit d’abord porter sur la place et la nature des enjeux de savoir et des pratiques d’études dans les situations et les projets, les supports de travail, l’enchainement des tâches et des activités, dans la conception et la conduite des séquences et des progressions que les enseignants et les concepteurs de ressources pédagogiques proposent aux élèves, et dans ce qu’en font ou pensent devoir en faire les élèves.
Cette vigilance doit de plus être double, et se situer sur deux registres distincts. Sur un premier registre, elle doit être épistémologique et didactique. Elle porte alors sur la conception des savoirs à enseigner, leurs modes de traitement didactique et les rapports au langage ou à la culture écrite qu’ils requièrent. Sur un second registre, elle doit être sociale. Elle porte alors sur les modes d’échange entre l’enseignant et les différents élèves ou types d’élèves, et sur les modes de division sociale et sexuée des tâches ou du travail qui s’instaurent entre les élèves. Ces modes peuvent en effet conduire les uns à être confinés ou se confiner eux-mêmes dans des tâches peu productrices d’apprentissages quand les autres seront sollicités et se mobiliseront sur des tâches qui le sont bien plus. Il s’agit ici d’être attentif, dans les échanges langagiers entre élèves ou entre les élèves et l’enseignant, à qui parle à qui, à quel moment et pour dire quoi ; qui rebondit sur quel propos et pour en faire quoi. L’enjeu est que l’élève puisse examiner les propos d’autrui de manière critique pour y confronter et y (ré)élaborer son propre point de vue plutôt que d’y consentir ou s’y opposer dans une simple logique de positionnement. Il s’agit également d’être attentif à qui opère ou non, suit ou ne suit pas les changements de modes de travail et de registres langagiers permettant de passer d’un type d’activité à l’autre. L’enjeu est ici que l’élève apprenne à passer d’une situation d’action à un travail de formalisation et d’explicitation, non seulement de ce qu’on y a fait, mais aussi de ce qu’on y a appris, des enseignements que l’on a pu en tirer. Il s’agit encore d’être attentif à la manière dont s’opère la collaboration ou le partage du travail, dans les différentes situations ou disciplines, entre garçons et filles, ou entre élèves de différents niveaux de performance, dont s’opère, dans la réalisation d’un projet collectif, la répartition des différents types de tâches et de leurs différents niveaux d’exigence…
Certes, en matière d’apprentissage, et d’apprentissage lié au travail d’étude, tout ne peut être explicite et transparent. Dans tout rapport pédagogique, il y a un implicite et une asymétrie. Mais ce rapport pédagogique se joue dans des contextes et des interactions entre sujets sociaux, inscrits dans des rapports de domination et porteurs de présupposés sociaux. Il peut donc transformer ce qui relève de la relation d’enseignement en malentendus, présupposés ou jugements sociaux producteurs d’inégalités sociales ou sexuées.

Enseigner (plus) explicitement : qu’est-ce à dire ?

Il convient tout d’abord de dire que l’objectif d’un enseignement (plus) explicite et le souci de traquer les implicites et malentendus que l’on vient d’évoquer, ne sont pas forcément contradictoires avec ce qu’il est convenu d’appeler une approche socioconstructiviste, pour peu que l’on sache précisément ce que l’on met derrière ce vocable. Il nous faut dépasser les oppositions simplistes et dogmatiques entre pédagogies dites actives ou traditionnelles pour travailler à concilier les acquis des pédagogies visant à ce que les élèves soient en activité intellectuelle et les exigences des pédagogies explicites et structurées. Faute de quoi, le risque est grand de laisser à la charge des familles ou du hors l’école la construction de ce qui est nécessaire pour apprendre et réussir à l’école.
Ce souci de traquer implicites et malentendus ne relève pas seulement du discours ou de la seule explicitation des consignes ou des tâches à laquelle on le réduit bien souvent ; il ne peut se situer seulement au début ou en fin de séquence, de démarche ou d’activité ; il se joue et se rejoue dans chacun des différents moments et des différentes phases du processus d’enseignement-apprentissage, dans chaque situation de travail. Il se joue aussi en amont et en aval de celle-ci.
Traquer implicites et malentendus se joue en amont, dans le travail de l’enseignant pour penser et outiller les activités, leurs différentes étapes et composantes et leur articulation, sans présupposer que les apprentissages découlent nécessairement de l’effectuation conforme des tâches ou de la réalisation des projets. Il convient donc de choisir les tâches et supports au regard des enjeux de savoir dont ils sont porteurs et du travail intellectuel dont ils sont potentiellement producteurs, dimension qui est souvent insuffisamment pensée comme devant être objet de vigilance épistémologique et didactique.
Traquer implicites et malentendus se joue aussi au cours, et non seulement au début, de la situation ou de la séquence : dans la présentation initiale des tâches, mais aussi de leurs enjeux et objectifs d’apprentissage ; dans la saisie et l’exploitation des moments opportuns pour travailler à rendre compte des procédures que l’on a mises ou que l’on croit devoir mettre en œuvre, et pour expliciter, confronter, voire réorienter les manières de faire et les points de vue qui les sous-tendent ; en fin de séquence, dans le travail de conscientisation et de formalisation de ce qu’on a fait pour réussir (ou non), mais aussi de ce qu’on a appris et réfléchi en faisant.
Traquer implicites et malentendus se joue enfin en aval de la séquence ou de la démarche : dans les modalités de tissage des situations et des apprentissages, et donc dans la possibilité (pour les enseignants et pour les élèves) de les inscrire dans une progression et un curriculum explicites ; et encore dans la mise en œuvre de situations de réinvestissement et d’évaluation, qui ne se limitent pas à des exercices de simple contrôle ou vérification, mais ouvrent à un au-delà des tâches et apprentissages.
Tout cela peut paraitre énorme et démesuré, et hors de portée des enseignants « ordinaires », mais ne l’est pas tant que ça. Cela ne saurait se faire sans un travail collectif portant non seulement sur les pratiques de classe au sens étroit, mais aussi sur les conceptions des savoirs, des élèves, des tâches et des supports que l’on peut leur proposer. Cela ne relève pas de la seule responsabilité des enseignants, mais d’un chantier tout à la fois politique et professionnel d’ampleur, auquel doivent contribuer la formation initiale et continue et les initiatives des mouvements pédagogiques. Il est toutefois nécessaire, pour ouvrir et faire fructifier un tel chantier, d’aller à l’encontre des effets de mode ou de communication, mais aussi — plus profondément — des logiques sociales qui conduisent souvent à considérer qu’il suffit d’innover pour démocratiser, alors que l’on pense trop souvent l’innovation sur le mode du rapport à l’école et au savoir des enfants et des familles appartenant aux classes moyennes cultivées.
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notes:

[1Version longue et bibliographie dans Dialogue n° 162, p. 37-43, octobre 2016.