Le système de l’enseignement dysfonctionne. Ce n’est plus à démontrer. De plus en plus de failles se montrent au grand jour, de plus en plus de citoyens, d’entreprises, de fondations tentent de colmater ces failles. Jusque là, tout le monde peut s’accorder. Mais qui fait quoi, avec quels objectifs, quels moyens et quels mandats ? Peut-on mettre sur le même pied Teach For Belgium [1]Asbl de formation d’enseignants soutenue par le secteur privé : http://teachforbelgium.org/ et la Fedération des écoles de devoirs ? Le lycée Molière [2]Ecole privée de Bruxelles : http://www.lycee-moliere.be/#&panel1-1 et l’Athénée Marguerite Yourcenar [3]Nouvelle école de Laeken (misant sur la diversité du public) : http://www.amyourcenar.be/ ? La fondation pour l’enseignement [4]Fondation mise en place par l’Union Wallonne des Entreprises et des représentants du monde enseignant : … Continue reading et la plateforme de lutte contre l’échec scolaire [5]Groupement d’associations et de syndicats qui plaident pour un débat de fond sur l’école : http://www.ligue-enfants.be/?page_id=59. ?
Tous font les mêmes constats : l’échec scolaire augmente, les inégalités se creusent, notre société se porterait mieux si ce n’était pas le cas. Tous proposent à leur niveau des pistes d’action pour lutter contre cet état de fait. Mais tous n’ont pas la même grille de lecture, tous n’ont pas les mêmes moyens d’action ni la même légitimité. Certains ont des moyens privés, d’autres ont des moyens publics, certains sont mandatés pour agir, d’autres agissent de leur propre initiative.
Une lecture au premier degré pourrait voir la complémentarité de toutes ces actions et se réjouir de ce que tant de gens se préoccupent de l’avenir de nos enfants. Mais ne soyons pas naïfs. Tous ces acteurs ont des visions très différentes de la société qu’ils veulent pour demain, du type de travailleur ou de citoyen qu’ils veulent que forme l’École. Quels sont les objectifs d’une réduction de l’échec scolaire, d’une école plus égalitaire ?
1) Une plus grande rentabilité des entreprises avec des travailleurs mieux formés, mieux adaptés aux réalités toujours changeantes du monde du travail actuel ? Quelques points gagnés au PNB [6]On sait que PNB et réussite scolaire sont corrélés mais on ne sait toujours pas si c’est la réussite qui améliore le PNB ou le PNB qui améliore la réussite. ? Une meilleure répartition des compétences professionnelles grâce à une orientation précoce ?
2) Ou bien plutôt des citoyens réellement capables de prendre part au débat et à la vie démocratiques ? Des acteurs locaux capables de prendre en charge les enjeux de leur quotidien ? Des adultes fiers de leurs parcours capables de faire grandir la génération montante ?
Tous ces objectifs sont repris, sous une forme ou sous une autre, dans le Décret Missions et ce sans ordre de priorité. Mais la façon dont ils sont lus et dont les différents acteurs se les réapproprient varie largement. L’école a bien pour mission de former des citoyens épanouis capables de s’inscrire dans le marché du travail et de solidarité. Mais si « être capable de s’inscrire dans le marché du travail » cela veut dire intérioriser et donc, inconsciemment, accepter les rapports de force entre dominants et dominés, alors l’école perd toute dimension émancipatrice et participe activement à la reproduction des inégalités. Mais n’allons pas trop vite. Ce n’est pas parce que l’on pense en priorité à la formation à l’emploi que l’on veut d’office inscrire les gens dans un rapport de domination.
Les tenants des objectifs misant sur l’emploi ont des moyens importants pour y arriver. De grosses firmes de consultance privée forment les conseillers pédagogiques de certains réseaux aux techniques de management pour favoriser le travail en équipe enseignante au sein des écoles. Ces techniques ont du bon, le gain en efficacité est certain. Si les travailleurs, les collègues se parlent mieux et collaborent mieux, on améliorera certainement une part du système. Mais ce type de management ne change guère la conception de la pédagogie utilisée en classe, ni les réalités du marché scolaire, ni les effets de ségrégation. Les nouveaux outils de « management » donnent des airs de modernité [7]Meirieu citant Houssaye in Cafés Pédagogiques http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2014/09/05092014Article635454973224499978.aspx à un système sclérosé et à une pédagogie traditionnelle qui profite aux plus nantis. Les organisations de type privé qui comblent les failles du système de l’enseignement permettent que le système se maintienne. Les questions du rapport entre dominant et dominé ne sont pas traitées. Mais cela donne un vernis de nouveauté à leurs actions. En utilisant ces « nouveaux outils », chacun peut avoir l’impression d’être dans l’air du temps et de faire progresser le système scolaire et par suite la société dans son ensemble.
Ces acteurs privés visent d’ailleurs particulièrement les derniers cycles de l’enseignement obligatoire : des nouveaux enseignants pour le secondaire coachés en cinq semaines, un accueil des élèves « sans place » à l’entrée dans le secondaire avec un cout substantiel à la clé, une meilleure collaboration entreprise-école pour l’enseignement qualifiant en vue de formater les jeunes aux attentes de productivité. En tentant d’agir à la fin du parcours sans se préoccuper des causes des échecs, on crée un nouveau « marché scolaire » puisqu’il y aura toujours de nouveaux « clients » pour ces colmatages privés.
À l’inverse, les acteurs du monde associatif n’ont pas les mêmes moyens. Ils s’ancrent dans une école de la militance et de l’éducation populaire qui date de plus d’un siècle. Les pédagogues, les philosophes, les penseurs dont ils s’inspirent ne sont pas toujours les plus récents. Les méthodes dites « d’éducation nouvelle » datent du début du 20e siècle. Tout cela pourrait avoir un petit côté poussiéreux. Mais à l’ère de l’obsolescence programmée, du « tout — tout de suite — maintenant », le recyclage, le « faire du neuf avec du vieux », sont des formes de résistances vitales.
Construire le savoir collectivement, à partir d’observations faites ensemble en classe, s’appuyer sur les erreurs commises pour mieux comprendre, produire des synthèses collectives à partir des productions de chacun, se soumettre à l’évaluation du réel en mettant les productions en jeu dans la vraie vie, permettre aux enfants d’exister pleinement en instaurant des lieux et des temps pour dire ses sentiments et accueillir ceux des autres, toutes ces stratégies pédagogiques et bien d’autres existent depuis longtemps. Elles ne garantissent pas en elle-même une plus grande égalité, car sans une grande vigilance et des moments de transmission elles favoriseront à nouveau les enfants issus des milieux les plus nantis. Mais si elles sont bien utilisées, elles permettent réellement de lutter contre les inégalités en faisant du groupe-classe un lieu de collaboration et non de compétition. L’objectif commun devient alors que chacun ait fait les apprentissages nécessaires et non plus de savoir qui est capable de les faire ou non.
Au-delà de ces stratégies un peu archaïques mais bien rodées par la vie et qui ont un réel pouvoir émancipateur, c’est la posture de l’enseignant qui sera déterminante. Si ces stratégies permettent aux jeunes de s’approprier leurs apprentissages et de prendre le pouvoir sur leur vie, elles permettent aussi de questionner l’enseignant, l’école, le système d’enseignement, et plus tard elles amèneront aussi à questionner l’employeur, l’entreprise, le modèle de société. Cela peut faire peur. Cela demande que le monde des adultes soit vraiment fait d’adultes (au sens de l’analyse transactionnelle) qui puissent entrer en dialogue, argumenter, faire adhérer à un projet, voire changer de projet. Tous ceux qui occupent leur fonction parce qu’ils veulent avoir du pouvoir sur les gens sont mis en danger par de telles stratégies. Ceux qui occupent leur fonction parce qu’ils veulent que le monde grandisse autour d’eux peuvent y puiser beaucoup de ressources pour le faire avancer. Si ce travail prend du temps et demande beaucoup d’énergie, il est aussi un lieu de grandes satisfactions professionnelles. De telles stratégies obligent à être dans une posture de dialogue avec ses élèves et donc à revoir sa manière de faire en fonction des groupes en présence. Ce n’est pas la voie de la facilité.
En tant qu’acteur associatif, nous refusons le formatage d’une « fast school » [8]à l’image des fast-food. qui amènerait rapidement les jeunes à être opérationnels sur un marché du travail toujours mouvant, en les équipant de quelques clés pour y entrer, mais sans jamais leur permettre de se questionner sur son fonctionnement.
Or nous avons de vraies raisons de craindre que les colmatages proposés par les acteurs qui ne remettent pas en cause les rapports de domination ne soient qu’une façon de redorer le blason de la pédagogie traditionnelle pour maintenir les choses en l’état et en freinant ainsi l’émergence d’une école plus lente qui amène à voir grandir des adultes émancipés.
Nous militons pour une « slow school » : nous voulons une école où les enseignants aient le temps d’être des adultes professionnels et pour cela puissent travailler entre adultes à certains moments. Une école qui laisse le temps à l’enfant de grandir et de faire ses apprentissages à son rythme. Pour cela nous revendiquons un vrai tronc commun polytechnique (et non polymorphe) où les enfants auraient l’occasion de s’essayer à différentes sphères de savoirs, y compris celles qui ne font pas partie de l’enseignement général, ensemble dans une démarche collaborative.
Notes de bas de page
↑1 | Asbl de formation d’enseignants soutenue par le secteur privé : http://teachforbelgium.org/ |
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↑2 | Ecole privée de Bruxelles : http://www.lycee-moliere.be/#&panel1-1 |
↑3 | Nouvelle école de Laeken (misant sur la diversité du public) : http://www.amyourcenar.be/ |
↑4 | Fondation mise en place par l’Union Wallonne des Entreprises et des représentants du monde enseignant : http://www.uwe.be/uwe/presse/communiques/la-fondation-pour-lenseignement-un-pont-entre-lecole-et-lentreprise/ |
↑5 | Groupement d’associations et de syndicats qui plaident pour un débat de fond sur l’école : http://www.ligue-enfants.be/?page_id=59. |
↑6 | On sait que PNB et réussite scolaire sont corrélés mais on ne sait toujours pas si c’est la réussite qui améliore le PNB ou le PNB qui améliore la réussite. |
↑7 | Meirieu citant Houssaye in Cafés Pédagogiques http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2014/09/05092014Article635454973224499978.aspx |
↑8 | à l’image des fast-food. |