La Famille est la première responsable de l’éducation de ses enfants ; première dans le temps, la force et la durée, elle exerce sur eux une influence déterminante. L’Ecole ne peut agir sans elle, et pour cela a grand besoin de comprendre le secret de cette singulière relation qui à la fois unit et sépare ces deux mondes si différents, étrangers, parfois ennemis, que sont l’Ecole et la Famille ...
Trois obstacles compliquent considérablement la relation Ecole-familles : leur nature, leur diversité et leur contact.
La Famille est un rond, l’Ecole un carré.
Famille et Ecole sont deux groupes sociaux dont les principes de base sont diamétralement opposés :
La Famille marche à l’affectif : c’est le Cœur qui prime ; l’attirance et l’attachement créent l’alliance et la filiation, qui tissent un lien unique et immuable, au-delà des aléas de la vie des ménages. La personne est centrale : chaque individu, chaque membre de la famille, est indispensable. C’est sa personnalité, ce qu’il est qui importe. Il est irremplaçable. La gratuité fait que les relations familiales sont inconditionnelles. Les membres ne doivent rien prouver, ni dans leur être ni dans leur action, pour rester membres de la famille. L’amour est aveugle, il n’évalue pas. La famille n’a d’autre mission sociale que de fonctionner. On est par conséquent dans le particulier : chaque famille est unique, à la fois semblable et différente des autres : c’est ce qui crée la diversité des modèles familiaux et explique les différences de capital culturel.
L’Ecole fonctionne sur le cognitif : la Tête prime ; il s’agit moins de s’aimer que de se comprendre. On est dans l’empathie. Ce processus s’apprend, est transférable et provisoire. L’école est en danger si les acteurs ne se comprennent pas ou si leurs relations sont déterminées par la sympathie/antipathie . Les membres de l’Ecole sont des professionnels : élèves, enseignants, direction, chaque acteur collectif de l’école est indispensable. C’est leur action, ce qu’ils font qui importe. L’évaluation est essentielle : l’activité scolaire est observée, évaluée, sanctionnée et certifiée. Le travail et le mérite conditionnent la réussite de et à l’Ecole. L’Ecole est tenue d’assumer des missions précises et instituées. L’Ecole vise l’universel : en principe, toutes les écoles fonctionnent sur le même modèle et visent le même objectif social : l’instruction, la socialisation et la sélection des jeunes en vue de remplacer les adultes. Pour cela, l’Ecole fait société et transmet les outils culturels universels . La diversité des écoles concerne les modes d’action, pas les objectifs.
Cela saute aux yeux, ces deux milieux éducatifs ne se ressemblent en rien : la Famille est une communauté, sa qualité vient de la satisfaction de ses membres. L’Ecole est une institution, sa qualité vient de son efficacité. Mais ce n’est pas tout ...
Toutes les familles ne sont pas les mêmes
Toutes les familles éduquent leurs enfants mais elles ne le font pas toutes de la même manière et elles ne leur donnent pas toutes la même chose. Parmi les multiples éléments de cet héritage familial, il est une chose qui agit puissamment sur la scolarité des enfants, c’est l’image que les familles ont de l’apprentissage scolaire. Cette image est construite sur leur conception du savoir et de l’Ecole, elle-même bâtie au jour le jour sur leur propre histoire, leurs conditions de vie particulières, leurs rapports avec le monde scolaire .
La conception la plus répandue veut que le savoir se transmet : apprendre serait cheminer vers la Vérité, révélée par le Maître qui sait. C’est d’abord l’enseignant qui est responsable de la réussite des élèves : s’il sait se faire écouter, s’il explique bien la matière, s’il aime son métier et ses élèves ... tout ira bien ... à condition que ces derniers écoutent et obéissent au maître en accomplissant correctement toutes sortes de tâches scolaires. Alors ils réussiront : ils monteront de classe puis obtiendront un diplôme. Le plus dur, dans cette vision du savoir scolaire, c’est de s’accrocher, parce qu’on ne voit pas toujours à quoi sert ce qu’on apprend en classe, et que la promesse de comprendre plus tard n’est guère motivante. Pour tous ceux qui partagent cette conception, l’école est importante pour le diplôme, mais bon sang ce qu’elle peut être embêtante et pénible !
Mais voici que des recherches en psychologie, pédagogie et sociologie prouvent que cette transmission scolaire d’informations n’est qu’une partie de l’apprentissage : en fait, ce dernier est un processus long et complexe qui exige que tout apprenant donne du sens culturel et social à ce qu’il apprend. Ainsi, le savoir n’existe pas d’emblée et n’est pas une Vérité unique ; il se construit petit à petit, de manière originale, singulière, dans la tête de chaque apprenant. A l’école, cette construction doit être soutenue jusqu’au bout, jusqu’à ce que les élèves puissent utiliser ce qu’ils ont appris pour mener une action sociale complexe. Ainsi donc, cette vision du savoir implique qu’apprendre à l’école, ce n’est pas seulement accomplir sagement et sans faute ses tâches scolaires ; c’est aussi saisir ce que l’on fait, pourquoi et en quoi cela sert à mieux comprendre la matière, la discipline et le monde. Dès lors, on est en plein paradoxe : réussir à l’école, c’est dépasser le scolaire pour atteindre le social et le culturel. Pour ceux qui partagent cette conception, l’Ecole devient non seulement importante mais intéressante, joyeuse, passionnante car elle mène à l’épanouissement personnel via l’instruction et la socialisation.
Ce qui pose problème avec ces deux conceptions du savoir, c’est que
• Malgré la réforme, l’Ecole reste essentiellement dans la transmission et continue à exiger des élèves qu’ils écoutent le maître, fassent leurs exercices, étudient pour passer de classe, apprennent pour plus tard.
• Généralement, l’Ecole fait comme si le processus d’apprentissage était d’emblée connu par tous ses élèves, alors que seuls certains le mettent en pratique ... parce qu’ils l’ont hérité de leurs familles et qu’elle les aident à le mener jusqu’au bout.
• L’Ecole n’enseigne pas systématiquement les tâches, postures et activités intellectuelles qui construisent les savoirs. Elle continue à renvoyer les élèves chez eux avec la consigne magique « Etudiez ! ».
Chaque famille se situe ainsi entre deux pôles opposés :
? D’un côté, les familles dont le moteur est carré ont installé le scolaire au sein même de la famille. Elles connaissent à fond les règles du jeu scolaire et savent ce qu’il faut faire pour réussir à l’école et pour apprendre réellement.
? De l’autre côté, les familles au moteur rond gardent distance vis-à-vis de l’Ecole mais lui font confiance car c’est elle qui sait que faire et comment. Ces familles rêvent aussi de réussite scolaire, tentent de faire ce que l’Ecole leur demande, mais constatent vite qu’elles n’en ont ni le pouvoir ni la capacité.
La rencontre, le choc !
Deux structures, deux langages, deux cultures : les malentendus pullulent. L’Ecole s’exaspère du langage rond de la Famille, qui s’angoisse pour ses rejetons et cherche à satisfaire ses propres besoins et ses envies particulières. La Famille souffre du langage carré de l’Ecole, qui impose ses règles sans les expliciter et sélectionne sans état d’âme.
Des familles très rondes, des familles un peu carrées : pour ces dernières, il y a délit d’initié car elles sont bilingues (elles possèdent le langage rond et carré) et savent le secret de la réussite. Si l’Ecole fait comme si toutes les familles étaient carrées (et donc ressemblaient aux familles des enseignants), alors elle devient complice dans la perpétuation des inégalités entre les familles.
Pour en sortir, il s’agit pour l’Ecole de
1. reconnaître la nature fondamentalement ronde des familles et l’accepter comme légitime, bénéfique et souhaitable ;
2. identifier les rapports au savoir en présence : ceux de l’Ecole, des enseignants, des élèves, des familles et y prendre appui pour mener tous les élèves jusqu’au bout de leur apprentissage ;
3. voir la famille comme un terrain social et culturel de décollage et d’atterrissage des savoirs scolaires, pas comme une succursale scolaire.
Le but, c’est que l’Enfant ait un pied solidement ancré dans sa ronde famille, et l’autre dans son école carrée car il a grand besoin des deux, telles qu’elles sont. Qu’il puise généreusement dans chacune ce qu’elle peut lui donner et qu’il passe de l’une à l’autre sans perdre l’équilibre ni être obligé d’en renier une pour réussir dans l’autre.
Le pire serait soit que sa famille devienne si carrée que l’Enfant soit condamné à être un élève à perpétuité ... soit que son école devienne si ronde qu’il ne puisse quitter son petit monde particulier pour entrer dans l’universel.
Danielle Mouraux