Dans l’enseignement spécialisé de type 2, l’accent est souvent mis sur la communication, mais qu’en est-il des apprentissages cognitifs ? Est-il envisageable de mettre en place avec nos élèves des apprentissages disciplinaires tels que ceux menés dans l’enseignement ordinaire ?
De nombreux outils, dont le programme [1], existent pour les enseignants concernant le travail d’expression avec les élèves qui ont une déficience mentale. Par contre, sur le plan cognitif, le prescrit reste très vague avec des généralités telles que favoriser l’apprentissage fonctionnel, privilégier l’apprentissage par le jeu… Si les enseignants du type 2 veulent développer des compétences disciplinaires, en mathématiques par exemple, ils doivent être créatifs : la littérature à ce sujet est extrêmement pauvre.
« Moi, explique Alice, j’ai souhaité très vite creuser la question de l’enseignement des notions mathématiques. C’est dans ce contexte que j’ai rejoint l’école supérieure de Bruxelles et, un peu plus tard en 2009, une recherche-action en mathématiques. À l’époque de mon cursus, j’ai pris conscience que l’enseignant de type 2 avait tendance à fractionner très fort les apprentissages et à fréquemment utiliser le conditionnement. Dans le travail sur les nombres, par exemple, on travaille nombre par nombre en répétant des dizaines de fois le même type d’exercices pour parvenir à ce que l’enfant sache dénombrer seul. Pour mon travail de fin d’étude [2], je souhaitais voir dans quelle mesure une approche plus constructiviste des mathématiques serait ou non porteuse pour les enfants du type 2. »
Du conditionnement à la recherche de sens
Le travail du groupe de recherche-action [3] a développé en nous une certitude : faire des maths à l’école sans lien avec la vraie vie n’a pas de sens. Nous avons commencé par créer de nombreuses activités dans le but d’outiller nos élèves de savoirs élémentaires tels que dénombrer, calculer, se repérer dans le temps… Nous étions convaincus que ces personnes déficientes mentales devaient pouvoir utiliser les notions mathématiques dans les situations de vie quotidienne : organisation de la table pour un repas, achats au magasin, gestion d’un programme tv, travaux de jardin, tenue d’un agenda, déplacements en transports en commun…
Le transfert des apprentissages dans la vie réelle est un défi considérable. Très souvent, nous concevions des projets susceptibles de mobiliser des savoirs et des compétences mathématiques, mais nous constations que les nombreuses démarches ainsi vécues continuaient à être rarement transférées dans les situations de vie. L’ouvrage de Lise Saint-Laurent [4] où elle propose d’aborder les différents registres de savoirs, non pas en partant des programmes scolaires, mais en partant plutôt des savoirs tels qu’ils se manifestent dans des situations fonctionnelles de la vie a nourri notre recherche.
L’authenticité pour une compréhension véritable !
« Cette année, avec mon groupe-classe d’enseignement de type 2, j’ai mis en place, un projet pâtes, raconte Marie. Chaque vendredi, nous préparons des raviers de pâtes qui sont vendus aux élèves et aux adultes de l’école pour diner. Ça rend service à la communauté et place les enfants dans une situation fonctionnelle très complexe propice au développement de différentes compétences. »
« Nous avons besoin de huit sachets de pâtes, il en reste trois. Combien devons-nous en acheter ? » Il nous faut pour cela rédiger la liste de courses et gérer les stocks. Gérer les commandes nécessite la maitrise de l’addition et de la soustraction. Ces opérations s’intègrent naturellement à la tâche : « Il y a cinq commandes pour les petits, et encore quatre chez les moyens, et encore quatre chez les grands. Combien de commandes avons-nous en tout ? » L’addition devra être abordée pour totaliser le nombre de raviers à préparer. Se rendre ensuite au magasin, se déplacer dans le magasin de façon efficace, développe des notions spatiales relatives à la position des objets ou aux déplacements. Réaliser la recette implique la règle de trois : « Les quantités de la recette sont prévues pour quatre personnes. Je dois la réaliser pour douze personnes. Comment faire ? » Calculer les bénéfices développe des connaissances sur l’euro : « Je reconnais les pièces de 2 €, je les range ensemble. »
Dans ces exemples, les enfants vont avoir besoin de notions mathématiques pour réaliser chaque tâche. Au cours du projet, on s’arrêtera, à certains moments, pour proposer des activités scolaires à certains élèves qui ont besoin de structuration et d’exercices. Les nœuds-matière sont donc toujours travaillés dans un contexte qui a du sens. On a besoin de ces savoirs pour être plus efficace, pour comprendre ce que l’on fait, pour arriver au bout du projet.
Oser naviguer à vue avec ses élèves…
En tant qu’enseignant, cette manière de fonctionner est assez perturbante. En effet, la matière n’est plus fractionnée et envisagée par paliers. Il ne s’agit plus d’acquérir certaines compétences en respectant un ordre, une gradation. L’évaluation ne se fait pas de manière traditionnelle après chaque apprentissage. Elle est d’autant plus difficile, car elle est continue. Cela nécessite d’être vigilant au développement de plusieurs compétences en parallèle. Certains enfants n’accèdent pas ou pas encore à certaines notions. Notre travail est alors de leur proposer des outils, des béquilles, afin de leur permettre de réaliser la tâche. Lors de la totalisation du nombre de raviers de pâtes à préparer, certains enfants ont la possibilité d’utiliser la calculatrice, des fiches de comptage, une ardoise, un référent adapté à la situation… Ces aides seront estompées par la suite si possible et en fonction des capacités de chacun.
« Parallèlement aux projets, nous mettons aussi en place des rituels comme celui du relevé des présences du matin, activité quotidienne dans chaque lieu de vie d’une personne déficiente mentale. Nous avons constaté que ce rituel est une activité propice pour mieux cerner les différents aspects du nombre. Nous pouvons identifier les difficultés des uns et des autres, chercher des aides adaptées et faire évoluer progressivement le dispositif (matériel, organisation, déroulement…) pour que chacun progresse : utilisation de photos des enfants, barrées ou non en cas d’absence, dans quel ordre les disposer pour aider au comptage… Des documents numériques et des fiches repères sont toujours mis en lien avec les activités. Cela exige une sacrée dose de créativité, car les réponses qui sont adaptées à une personne, vont devoir évoluer avec elle et par ailleurs, ne le seront pas pour une autre personne », complète Alice.
« Après plusieurs années de mise en pratique, je peux affirmer, nous dit Marie, que cette philosophie porte ses fruits. Je me sens beaucoup plus à l’aise avec l’apprentissage des mathématiques, car je n’attends pas que certaines notions soient acquises avant d’en aborder d’autres. Grâce aux béquilles individualisées, les élèves sont autonomes. Chaque enfant avec ses propres compétences participe à l’aboutissement d’un projet commun. Chacun apprend des nouvelles notions mathématiques. La matière devient un outil pour réaliser des activités de la vie de tous les jours. J’y trouve du sens et mes élèves aussi. »
Alice renchérit : « Je terminerai par dire que l’expérience et les essais-erreurs avec nos élèves si particuliers restent notre meilleur outil de travail, pour autant que ce que nous proposons à notre public soit porteur de sens et utile pour leur vie future ! Plus que jamais, je suis convaincue que le travail d’individualisation, de différenciation et d’observation fine de chaque élève restait la clé permettant à l’enseignant d’amener chaque élève le plus loin possible dans ses capacités. »
[1] Le Programme intégré : une porte d’entrée pour l’enseignement spécialisé, 2005
[2] Alice Demoulin, Comment donner aux jeunes enfants déficients mentaux modérés à sévères de l’enseignement spécialisé de type 2 une « culture du nombre » porteuse de sens et utile dans le développement de leur autonomie future ?, 2011.
[3] Françoise Lucas et Isabelle Montulet, Des maths partout, pour tous !, 2017.
[4] Lise Saint-Laurent, Éducation intégrée à la communauté en déficience intellectuelle, Logiques, 1994.