Pascale JAMOULLE a mené une enquête sur les jeunes Bruxellois et leurs regroupements ethniques.[1]Pascale JAMOULLE, Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescences en exil, Académia/L’Harmattan, 2011. L’enquête a été menée dans le cadre du Centre de santé mentale Le Méridien à Saint-Josse.
Ce qui l’a le plus frappée, c’est de voir à quel point la classe populaire s’est ethnicisée à Bruxelles. D’après elle, il y a vingt ans, il existait encore une mixité sociale dans les quartiers populaires, chose qu’on retrouve bien moins aujourd’hui.
En utilisant le mot « ethnique », Pascale JAMOULLE ne fait aucunement référence à une ethnie traditionnelle. Elle désigne une expérience sociale de désignation comme étranger et de discrimination subie. C’est donc de la condition des jeunes migrants ou de familles immigrées dont elle nous parle. Même si leurs histoires migratoires sont très différentes, ces jeunes grandissent dans des quartiers d’exil, qui se « ghettoïsent », où ils subissent des rejets, des disqualifications de la langue ou de la culture d’origine de leurs familles, des discriminations sociales et ethno-raciales cumulatives. Beaucoup fréquentent des écoles de relégation, dites « pour Marocains », « pour Turcs » ou « pour étrangers ». Quelle que soit la culture d’origine de leur famille, quand les enfants d’immigrés ont ce type de vécu, la colère et le sentiment d’exil peuvent tisser leur identité sociale.
Des jeunes reprennent un stigmate ethnoracial et se regroupent en fonction de ce signe identitaire avec des noms particuliers : les Blacks demolition, les Bagdad,… Des noms qui résonnent à partir de leur condition de discriminés et de la colère qu’ils ressentent. Voilà le point de départ de l’enquête.
Pascale a tenté d’analyser cette condition ethnique des regroupements des jeunes et, par ce biais, est arrivée dans certaines écoles et a réalisé à quel point celles-ci s’étaient également ethnicisées. Elle a travaillé principalement avec trois établissements de Bruxelles. Le choix de ces écoles s’est opéré en fonction des collaborateurs qu’elle a pu trouver sur place, des professeurs prêts à participer à l’enquête. L’une des écoles comptait 95 % de jeunes d’origine turque, la deuxième 80 % de jeunes d’origine maghrébine et la troisième 80 % de primo-arrivants ou anciens primo-arrivants.
Ethnicisation des regroupements de jeunes, des écoles, des quartiers… Les démographes confirment que Bruxelles se transforme en une ville dont les quartiers sont de plus en plus homogènes, de plus en plus polarisés sur le plan ethnique et social. Les quartiers deviennent monoculturels, y compris monoculturels « blanc ». La lecture en classes sociales est assez claire ; ces jeunes issus de l’immigration ne sont pas les seuls à être discriminés, mais ils forment cependant une large part des classes populaires à Bruxelles.
Pourquoi cette jeunesse issue de l’immigration n’a-t-elle pas connu l’ascension sociale espérée ? C’est la question que Pascale a mise en travail avec les jeunes rencontrés. Leurs parents ont été largement touchés par un chômage de longue durée et se sont retrouvés fort discriminés sur le marché de l’emploi, en situation de crise économique. Mais c’est surtout l’ethnicisation des écoles que relèvent les jeunes. Ils se retrouvent rassemblés dans des établissements où l’ascension sociale par les études est difficile. Ils évoluent dans tout un système d’abandons : abandon des directions par les pouvoirs subsidiants, abandon des professeurs par les directions, abandon des élèves par les professeurs. Ces jeunes ont souvent cours avec des adultes recrutés sur base d’expérience utile (des « articles 20 »). Ils sont sujets à de nombreux licenciements (renvoi à la maison, lorsqu’aucun enseignant ne peut leur donner cours ce jour-là). Face à cet horaire très lacunaire, certains ne se présentent plus aux quelques heures dispensées. Devant l’absentéisme, les enseignants ont l’impression de ne pas avancer… Une dynamique de licenciement et d’absentéisme s’auto-engendre, se transforme en cercle vicieux et il devient très difficile de qualifier ces jeunes dans une telle situation.
Dans ces écoles, beaucoup de jeunes ne croient guère au diplôme qu’ils espèrent pourtant obtenir. Il s’agit surtout pour eux de « diplômer l’éducation des parents », de leur donner l’occasion d’être fiers au pays et auprès de la communauté, mais ils y croient si peu. Ils comptent plutôt sur une ascension sociale par le travail, même si les petits boulots qu’ils exercent sont très insécurisés.
Toutes les études statistiques le montrent (Fondation Roi Baudouin, PISA…), en Belgique et surtout à Bruxelles, c’est vraiment l’ethnicisation des établissements qui empêche de créer les conditions nécessaires à l’ascension sociale grâce à l’École. Si l’État ne parvient pas à une régulation qui permette de remixer les publics scolaires sur le plan social, mais aussi sur le plan ethnique, on ne pourra jamais changer la dynamique négative qui s’est mise en place.
Dans ces écoles monoculturelles, où les jeunes ne se sentent pas honorables, en réussite sur le plan scolaire et social, on observe une rigidification de l’ordre du genre. Ce même constat a été fait à Charleroi, dans des cités où les mêmes types d’assignations sociales plombaient le destin des jeunes. Les garçons ne se sentent pas aimables, aimés pour eux-mêmes : ils ont l’impression qu’ils ne valent pas grand-chose. Ils ont le sentiment qu’ils ne vont pas avoir accès aux filles, que les jeunes filles de leur communauté risquent bien de vouloir chercher ailleurs, hors de leur quartier, hors de leur école, pour s’inscrire dans des stratégies d’ascension ou, tout simplement, rencontrer des garçons qui leur paraissent plus valables qu’eux. Des jeunes garçons vivent une grande mésestime d’eux-mêmes et des atteintes narcissiques graves. Dès lors, le métissage, processus au cœur de toute immigration, mélange créatif et précieux, se bloque sur le plan du genre. Il y a rigidification de l’identité, avec parfois réinvention de ce que les jeunes imaginent être les rôles traditionnels de l’homme.
Les jeunes filles sont, elles, dans d’autres dynamiques, elles ont tout avantage à entrer dans une démocratie de sexe, elles gagnent en liberté et en estime d’elles-mêmes.
Une séparation très forte se produit entre filles et garçons. Les garçons ont le sentiment qu’ils vont être trahis et prêtent aux filles des intentions de mensonge, de dissimulation. Les jeunes filles craignent de ne pas être loyales à leur communauté. Les uns et les autres se rencontrent de plus en plus difficilement et la défiance se généralise. C’est une des conséquences de l’ethnicisation et de la précarisation de certains univers scolaires. Les jeunes paient le prix fort en termes d’ascension scolaire et sociale, mais aussi en termes de confiance entre les sexes.
Que reste-t-il pour les garçons ? Le sentiment que c’est à travers les petites PME qu’ils pourront s’en sortir, en travaillant en famille, en faisant jouer la solidarité. Mais ces dispositifs familiaux les déçoivent souvent, car ils peuvent devenir des lieux d’exploitation mutuelle et maintenir une allégeance aux ainés.
Du côté des filles, on trouve une grande force d’accrochage scolaire, qui peut se transformer en décrochage quand se pose la question du mariage. Des parents soutiennent la scolarité de leurs filles. D’autres désirent les marier tôt, avant que la société d’ici ne vienne les corrompre : le mariage précoce comme réussite du projet migratoire… Entre le mariage forcé et le mariage précoce, il y a beaucoup de similitudes, car même si la jeune fille y consent, a-t-elle la maturité suffisante pour refuser ? Ce mariage est supposé solidifier la famille : un homme de « là-bas » apportera l’éducation telle qu’elle se vit encore au pays, ce qui est essentiel puisque la Belgique se montre incapable de construire des enfants solides, courageux.
Les primo-arrivants rencontrent beaucoup de difficultés aussi, mais ce ne sont pas les mêmes que celles vécues par les jeunes issus de l’immigration plus ancienne. Ils n’ont pas la même vision de l’école, même si parfois ils se côtoient dans les classes. Souvent, les uns sont le contremodèle des autres. Quand les jeunes arrivent en Belgique, ils ont un devoir de réussite. Leurs parents et eux-mêmes ont surmonté beaucoup d’épreuves pour gagner l’Europe, pour s’y intégrer, pour y exister socialement. Ces jeunes se retrouvent majoritairement dans des écoles avec des classes passerelles très pluriculturelles. Ces classes sont accessibles à des primo-arrivants entre 3 et 18 ans, arrivés dans l’année, et qui doivent venir d’un pays en voie de développement ou de transition ; du coup, un grand nombre de jeunes de familles marocaines ayant immigré d’abord en Espagne ou en Italie, avant de venir s’établir en Belgique, n’ont pas le droit de s’y inscrire.
Beaucoup de ces jeunes primo-arrivants arrivent dans les quartiers les plus pauvres de nos villes où ils côtoient d’autres jeunes et ça ne se passe pas toujours bien. La première hypothèse que fait Pascale JAMOULLE est que, sur un même territoire, les nouveaux sont perçus comme susceptibles d’accaparer le peu de ressources disponibles en termes de travail ou d’économie de la rue et d’en priver ainsi les plus anciens. Mais il y a d’autres motifs de mésentente. Ces nouveaux venus arrivent avec une forte confiance en l’école, un très fort désir de réussite scolaire alors que beaucoup de jeunes de la deuxième ou troisième génération sont fort désabusés par rapport au dispositif scolaire dont ils comprennent très bien le système des filières, le jeu de prestige des écoles. Ils ne croient plus aux institutions en général. Ils ont recours aux « leurs » parce qu’ils ont l’impression d’avoir vécu trop de discriminations, ils ne font plus confiance aux personnes en dehors de leur communauté. Ils se tournent vers le passé et cultivent la fierté de la communauté « d’avant », de ses coutumes, de ses traditions.
Les nouveaux arrivants, eux, essaient d’emblée de multiplier leurs réseaux, de ne pas rester coincés dans leur communauté. Ils sont dans une optique d’intégration, d’ouverture, de rencontre de Belges ou de jeunes de nationalités différentes. Ils ont le monde comme toile de fond alors que les autres n’ont que leur quartier. Ils se projettent dans l’avenir, persuadés que, pour eux, cet avenir se trouve ici.
Cette « lune de miel » ne dure qu’un temps. Très vite, cette vague d’immigration plus récente rencontre aussi nombre de difficultés dans le système scolaire. La première réside dans le nombre insuffisant de CLAP (classe d’accueil pour primo-arrivants). Ensuite, si certaines de ces classes sont organisées dans des écoles très ouvertes et qui se portent bien, d’autres sont créées dans des établissements qui ne vont pas bien, que les élèves désertent, où on observe une chute des inscriptions, un taux élevé de violence et une forte ethnicisation. L’objectif de ces écoles est d’attirer des élèves « gentils » pour préserver l’emploi, mais c’est une catastrophe, car les deux types d’élèves se retrouvent dans les mêmes lieux et le climat devient parfois très violent. Le pays d’accueil devrait réguler l’ouverture de ces classes et les répartir dans différents établissements, où ne se concentre pas un trop grand nombre d’élèves en difficulté scolaire.
Le nombre de CLAP est largement insuffisant pour couvrir la demande : ces classes sont saturées et beaucoup de jeunes se retrouvent sans école. Le problème se pose de façon encore plus cruciale lorsque les jeunes primo-arrivants atteignent 18 ans. Ils ne sont plus en obligation scolaire et donc plus subventionnables.
Une grande difficulté pour les parents des primo-arrivants est qu’ils ne perçoivent pas que le système scolaire belge est profondément inégalitaire. Pour eux, une école égale une école. Lorsqu’ils inscrivent leurs enfants dans l’école de leur quartier, le moins cher en termes de logement et donc à forte concentration d’immigrés, ils ne soupçonnent pas un instant que leurs enfants vont se retrouver dans une école ghetto où se cumulent les difficultés. Sans parler des enfants scolarisés tantôt en flamand, tantôt en français, selon que le centre qui les accueille se trouve au nord ou au sud de la frontière linguistique…
Certains jeunes ont une faculté de résistance aux années perdues et arrivent malgré tout à se maintenir dans l’enseignement. Mais il reste tous les autres qui décrochent et se voient obligés de s’inventer des doubles vies. On rencontre heureusement des parcours de réussite, mais le but de l’enquête dont on rend compte ici était surtout de recueillir et d’analyser les difficultés vécues par les jeunes, afin d’interpeler les pouvoirs publics.
Notes de bas de page
↑1 | Pascale JAMOULLE, Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescences en exil, Académia/L’Harmattan, 2011. L’enquête a été menée dans le cadre du Centre de santé mentale Le Méridien à Saint-Josse. |
---|