La notion d’évaluation est relativement récente : elle n’est guère utilisée que depuis une cinquantaine d’années en Communauté française. Lorsqu’elle est apparue, c’était pour s’opposer et se différencier de la notion de contrôle. Mais, progressivement, un glissement de sens s’est opéré et la distinction est devenue floue. Le texte qui suit propose quelques éléments de clarification.
Contrôler
L’objectif des procédures de contrôle est de mesurer le degré de conformité ou l’écart avec une norme de référence : il est axé sur l’homogénéité et la cohérence par rapport à un modèle abstrait, identique pour tous, fixé, imposé et qui ne peut guère être remis en question. L’idée de contrôle se réfère ainsi au modèle dominant qui présuppose que l’apprenant apprend ce que le maitre enseigne et qu’il s’agit de remplacer le vide de l’ignorance du premier par le savoir du second. Il s’agit surtout de transmettre et de reproduire. Dans le champ de la culture également, on suppose un rapport d’extériorité et de supériorité entre culture « cultivée », d’une part, et individus ou populations jugés incultes, d’autre part. On donne notamment comme mission à la culture d’assurer un minimum de partage des savoirs et des valeurs nécessaires à des communautés de vie afin d’organiser la cohésion de la société moderne : tous sont « réceptacles » de savoirs et de culture.
Évaluer
Dans la logique de l’évaluation, on postule que tout un chacun est capable d’apprendre et de comprendre par soi-même ce qui lui est utile. On prend en compte le caractère inéluctable de l’autonomie du travail de l’intelligence. Le processus d’apprentissage va de savoir à savoir et non d’ignorance à savoir. Là où on suppose l’ignorance, il y a toujours un savoir et c’est la même intelligence qui est à l’œuvre dans tous les apprentissages intellectuels.
L’évaluation est là pour stimuler et accompagner la construction des savoirs : il faut pousser les individus à user de leur propre intelligence, car il faut l’expérimenter pour découvrir son pouvoir.
L’évaluation implique un questionnement sur une expérience toujours singulière, sur le cheminement, sur son déroulement et sur son sens : qu’avons-nous produit, quel sens cela a-t-il ? Elle vise aussi à produire un savoir-faire cognitif : qu’avons-nous appris, comment avons-nous appris ? Comment avons-nous cheminé, identifions les étapes et les obstacles, comment cheminer à l’avenir ? Former des acteurs implique encore qu’ils s’approprient des capacités d’imagination et de création. Car l’évaluation vise au moins autant l’accroissement du pouvoir que l’appropriation de savoirs.
De manière synthétique, on pourrait dire que l’évaluation tente de réunir en un seul acteur – individuel ou collectif – le « se formant », l’auteur, le philosophe et l’homme d’action.
Le tableau accolé à ce texte schématise la distinction contrôle/évaluation. Il ne rejette aucunement la nécessité du contrôle mais en précise la portée.
Égalité : but ou point de départ ?
Une conviction peu avouable, souvent refoulée, mais quasiment toujours présente dans une approche contrôlante, réside dans ce que l’on pourrait appeler le postulat de l’inégalité des individus et des intelligences, qu’il faut bien – plus ou moins à regret – départager et hiérarchiser. Or, cela ne repose pas sur des fondements scientifiques, lesquels démontrent au contraire le caractère illusoire et arbitraire des tentatives de hiérarchisation (plutôt que de différenciation) des intelligences. Le contrôle a le plus souvent comme implicite que l’égalité est un but lointain à viser alors même que beaucoup le considèrent inatteignable. Cette croyance en l’inégalité est d’ailleurs une des principales causes de sa reproduction sans fin.
Quant à elle, l’évaluation pose l’égalité comme point de départ du processus d’éducation. Ce pari n’est pas seulement une affirmation de principe : c’est à la fois une position philosophique, un choix politique et un souci d’efficacité pédagogique.
Il ne s’agit évidemment pas de nier les inégalités liées aux positions sociales ou institutionnelles, les rapports de pouvoir et les rapports de force ou encore les différences socioculturelles. Selon cette approche, les différences de résultats d’apprentissage entre individus ne sont pas dues d’abord à des différences de capacité intellectuelle, mais à des différences de volonté ou de confiance en soi : tous apprennent également bien quand on les engage dans un même effort et quand ils sont tous persuadés d’être également capables.
Une formation émancipatrice est celle où l’intelligence des « se formants » n’est pas subordonnée à une autre intelligence, mais où elle découvre elle-même son propre pouvoir et s’affranchit, ce qui ne supprime en aucun cas les fonctions d’entrainement ou de contrainte des formateurs. Il est donc essentiel de placer l’égalité non pas comme le but du processus d’éducation, mais comme son point de départ.
Dans un processus d’évaluation au sens spécifié ici, il n’y a pas d’une part un évaluateur et d’autre part un évalué, même si les positions institutionnelles et les rapports de forces sont dissymétriques. Tous prennent une part à l’évaluation, tous évaluent et tous sont évalués. L’évaluation conduit effectivement à produire des savoirs au service de l’évolution des partenaires et il y en a une part qui est commune aux partenaires du processus. Mais il en est aussi de spécifiques qui n’appartiennent qu’aux acteurs séparément. Personne ne possède tout le savoir et bien des éléments d’élucidation sont produits de manière particulière, singulière et autonome : tous prennent une part du savoir et du pouvoir évaluer.
La question pédagogique de l’évaluation peut se résumer ainsi : comment faire en sorte que celui qui dit : « Je ne suis pas capable » se mette à dire : « Je suis capable » ? L’essentiel revient à aider les partenaires à se considérer capables parce qu’ils considèrent aussi les autres comme capables.
Le contrôle repose notamment sur l’idée que ceux qui contrôlent sont tous interchangeables et que le contrôlé, qui est un acteur « moyen » abstrait, doit normalement avoir évolué à un moment donné de la manière attendue par les règlementations. Si on est cohérent avec cette logique, les résultats des contrôles sont avant tout des indicateurs de l’efficacité des systèmes d’intervention et plus encore de la capacité des intervenants à atteindre les buts assignés plutôt que la mesure d’acteurs concrets contrôlés.
Quand le contrôle définit l’objectif de l’institution, l’évaluation favorise le choix ou la production de normes et ainsi la subjectivation ou le fait d’advenir comme sujet autonome.
Le contrôle est notamment un indicateur plus que nécessaire dans le travail d’évaluation. L’évaluation (au sens de l’attribution d’une valeur à ce qui s’est passé), qu’elle soit formelle ou non, est toujours présente. Lorsqu’elle est informelle, il y a des risques sérieux d’accentuation de la peur, de l’échec et de la dévalorisation. C’est pourquoi la pratique de l’évaluation est une condition nécessaire, même si non suffisante pour l’émancipation intellectuelle. Et sans aucun doute, le contrôle peut jouer un rôle de stimulateur.
La distance critique avec les normes imposées que favorise l’évaluation peut être appréhendée comme condition de choix, de recherche de sens, de production ou de choix de normes. N’est-ce pas une définition possible de l’émancipation et de l’autonomie tant valorisées ?
Cet article se base sur une analyse éditée en mars 2010 par l’IHOES (Institut d’histoire ouvrière économique et sociale) – http//www.ihoes.be