Dans cette classe de 2e professionnelle, il était devenu très difficile de donner sereinement cours parmi les ouragans d’Anissa.
Elle ne parlait pas, elle hurlait. Elle ne parlait pas, elle mordait. Elle abîmait des traces de travail affiché, à coups de graffitis, de crachats, de « c’est con ». Elle déchirait, maltraitait, frappait, en coups, en mots et en morceaux. La tentation, pour les enseignants, de l’exclure de l’école grandissait chaque jour. « Elle est dangereuse et elle risque de pourrir les autres. »
Malgré les demandes de collègues de la mater durement, sans rien laisser passer pour bien montrer qu’on n’avait pas peur d’elle, je ne pouvais pas faire autrement que d’y aller dans beaucoup de douceur. Et… Si, j’avais peur d’elle ! Je ne savais jamais quelles réactions elle pouvait avoir. Surtout, je la sentais fragile derrière ses yeux revolvers. Elle me touchait et me rendait interrogative. Sur la tête elle gardait toujours un bonnet rasta. Elle voulait en fait s’appeler Jennifer, ou Jenny… et l’écrivait à sa façon, GENI, en rouge, vert, jaune, noir rasta sur le mur qui bordait son bureau.
Un jour, Maria avait pris la chaise d’Anissa et bousculé tout son agencement perso.
Entrée dans une rage rouge, elle a poussé Maria jusqu’à la plaquer au mur, la griffant au visage et… a sorti un couteau. Maria s’est mise à pleurer doucement. Je n’en menais pas large. Je me suis approchée lentement et j’ai dit très fermement : « Géni, cette chaise est à toi et à personne d’autre » puis plus bas, « mais le couteau, il est à qui ? », en appuyant sur le « qui ? ».
Anissa se retourne d’un coup et dit avec force, couteau en l’air, « À mon frère ». Elle le met dans sa poche, ricane et dit à Maria : « Connasse, tu sais que pleurer toi ».
J’ai alors demandé à tout le monde de regarder si chaque chaise était bonne assez pour s’asseoir. Maria, encore pleurante, dit qu’elle en a marre de sa chaise, qu’avec les clous qui dépassent, elle s’y déchire les bas ou le pantalon.
Alors, j’ai arrêté le cours en disant que ça n’était pas possible qu’il n’y ait même pas une chaise convenable pour chacune. Mes mots ont donné lieu à des rebonds de tous genres sur les aspects matériels déficients et à un point à mettre au Conseil : réparer la classe.
En attendant, j’ai proposé pour les dix minutes de cours qui restaient d’aller, par deux, chercher dans chaque local des chaises convenables et moi je trouverais un marteau. Le soir même, il y avait une « vraie » chaise pour chacune dans la classe et cela me semblait vital pour la vie du lendemain. Malgré ma peur et ma tentation d’y aller en direct dans l’altercation sauvage entre Maria et Anissa, ce passage par les chaises semblait avoir fait sens, orientation. Je ne voulais quand même pas laisser les choses en l’état. Réparer la classe… Il y avait au moins deux blessées même si le couteau n’a pas servi. Il y avait des griffes sur un visage et un étrange « À mon frère ». Maria pleurait très vite, c’est vrai. Elle se présentait comme fragile. Elle avait souvent un air triste. Elle m’avait raconté un jour que petite, elle avait passé deux ans en Belgique puis, deux en Sicile puis, était revenue en Belgique et avait perdu la lecture. Elle ne savait pas/plus lire. Elle en était honteuse. Elle avait assez vite peur des autres.
En cette fin de journée, la classe s’en va. Anissa file très vite. Maria est encore là, lente à rassembler ses affaires. Je lui demande si elle n’a pas mal à la joue, si elle veut un peu de crème. Oui. Avec la crème et les doigts sur la joue, s’étend toute une parole …et entre autres autour de « C’est pas ma faute si je pleure vite … et on se moque toujours de moi. » Maria rassérénée s’en va. Elle n’a même pas l’air d’en vouloir à Anissa. « Dites-lui, vous que c’est pas ma faute si je pleure », comme si c’était plus important que les griffes et le couteau !
Qu’est-ce que je vais faire avec ça ?
Métromorphose
Tracassée par les griffes sur la joue de Maria, par le couteau, par les menaces de renvoi qui pesaient sur Anissa, je décide d’aller à sa recherche. Il était 17 heures. Je savais qu’elle prenait le métro et restait souvent traîner dans les couloirs de la station. Je la trouve en pleine effervescence, entourée de garçons. « Ch’te présente mes cops… on est tous des oufs ! ». Cinq garçons assez malabars dont Anissa imitait vachement l’allure, roulement des mécaniques et tout ! Je n’étais quand même pas très à l’aise. J’y vais sur la pointe des pieds : « Excuse-moi de venir te déranger, je t’ai cherchée parce que j’ai quelque chose d’important à te dire, ce soir absolument ».
Anissa laisse les copains et me tire dans un recoin comme si on allait faire le business du jour. Je fais alors la mystérieuse, clandestine, aussi !
– Est-ce que tu sais ce que ça veut dire « Génie » ?
– Ben, c’est le nom que je veux…
– Tu sais, c’est beaucoup plus que ça.
Et de lui expliquer que des génies sont des gens qui savent faire des choses extraordinaires. Anissa n’en revient pas… « Allez dis ! » et il vient une lueur tendre dans ses yeux.
– J’aime ce nom. Mieux qu’ « Anissa ».
– Et « Anissa », tu sais ce que ça veut dire ?
– Non.
– Demande à ta maman.
– Tu dis « maman » toi, comme les petits enfants. Tu dis pas « ta mère » ?
Anissa s’est adoucie. Je ne lui ai jamais vu ce regard, ce sourire et ces égards pour moi.
Je lui demande si je peux lui dire quelque chose qui resterait « entre nous ».
Elle se rapproche et est toute oreille. « C’est Maria. Elle pleure souvent. Elle a un dur problème, grave même je pense. »
Réponse: « C’est où l’Italie ? C’est loin ? »
Et puis, très vite: « Moi, j’ai aussi un « entre nous «, mais j’ai pas le temps maintenant, je dois rentrer sinon mon père va me battre ».
– Tu habites de quel côté ?
– Chicago.
– Si tu veux, un jour je viens… pour ton « entre nous ».
– Tu vas venir à Chicago toi ? Mais tout le monde a peur d’aller là. C’est tous des voyous là-bas. Et t’auras pas peur qu’ils te volent ton sac ? Et ils te feront un œil bleu… Mais toi, tu as déjà les yeux bleus ! J’aimerais bien avoir des yeux bleus.
Le lendemain, Anissa en classe avait repris son air dur mais avait vite glissé dans ma cassette un bout de papier avec son adresse: « Anissa-Génie, rue… ».
Mon « entre nous »
Quand je suis allée chez elle, Anissa m’a d’abord reçue sur le pas de la porte en me disant : « Je ne croyais pas que vous alliez venir ». Voilà qu’elle me vouvoyait.
Puis, elle m’a fait monter, elle m’a présentée à sa mère, sa sœur, avec une délicatesse jamais vue à l’école.
Très vite elle m’a fait regarder toutes les photos d’un jeune garçon qui remplissaient les murs.
« C’est mon frère. On l’a tué dans un parc. » La maman raconte comme elle peut, pleure.
Anissa dit tout bas: « C’est ça mon “entre nous“. Et je dois toujours avoir son couteau pour me défendre. » Toute la famille parle avec amertume de Chicago, de la police qui n’a pas fait son travail, de ce logement social qui n’est pas bien, du Maroc…
Un autre entre nous
En classe, entourée de ses photos de Rastas et du mot Génie (elle avait ajouté un grand E !), Anissa a commencé à agir un peu plus calmement, à s’intéresser à des cours. J’ai proposé un travail sur les rastas et sur l’Italie. Elle s’y est fort intéressée, a lu des revues pas si faciles à propos de Bob Marley.
Des moments violents ont continué à se pointer parfois. Une exclusion d’une semaine a même été demandée par un éducateur (pour racket chez les petits), en plein pendant les examens… Pas possible ça. Je ne voulais pas que cette exclusion l’écrase seulement et casse un début de chemin entamé. Avec l’accord des collègues et leurs propositions de travail j’ai donné rendez-vous chaque jour, de 16 à 18 heures, à Anissa et à sa co-racketteuse pour qu’elles fassent leurs examens. Elles ont réussi. Et pendant les vacances, elles ont dû inventer une activité à aller faire, à deux, chez les petits de maternelles, à la rentrée de janvier. Anissa y a raconté une histoire avec des bons et des mauvais génies. Elle est revenue radieuse en disant qu’elle voulait « faire prof » !