Recherche

Commandes & Abonnements

Peut-on, doit-on, former aux compétences sociales, inculquer des soft skills, former le citoyen  ? Peut-on, doit-on, se l’interdire au nom de valeurs progressistes  ?

Faire ce que le maitre dit de faire est une des compétences sociales citées et évaluées dans une très sérieuse recherche académique [1]. De manière générale, lorsqu’on tape compétences sociales dans un moteur de recherches, on tombe sur ce genre d’études qui proposent des typologies dans lesquelles on retrouve, par exemple, en vrac, du pire au presque bon... :
«  (...) être poli(e), ne pas faire quelque chose en classe sans y avoir été invité, ne pas frapper ses camarades (capacités relationnelles), ne pas insulter ses camarades ou s’en moquer, se taire pendant la leçon, ne pas parler au maitre comme à ses camarades, faire ce que le maitre dit de faire, ne pas répondre au maitre (ne pas être impertinent) (...) [2] »
«  Accepter les personnes qui sont différentes de moi, comprendre les personnes qui ont des idées différentes, tenir compte de l’avis des autres, me faire ma propre opinion sur certaines choses, prendre la parole dans un groupe, agir pour préserver l’environnement [3] .  »
«  Faire preuve de politesse, exprimer son respect, exprimer ses sentiments, communiquer, faire preuve d’optimisme et de jovialité, respecter les règles, respecter des comportements favorables à la santé et à la sécurité, mesurer les conséquences de ses actes et de ses paroles, assumer sa responsabilité en cas d’erreur, comprendre l’importance du respect mutuel, chercher à résoudre des conflits, rechercher le consensus, s’adapter aux autres, prendre la parole pour exprimer son avis dans ou devant un groupe, s’organiser pour réaliser la tâche, faire preuve d’initiative, se dépasser (s’oublier) pour le groupe, s’entraider, s’écouter [4].  »

Intégrer les codes dominants

La première étude citée cherche à démontrer (!), économétriquement, l’importance de ces compétences sociales pour réussir à l’école primaire. On aurait bien voulu que le gamin qui a bien intégré les codes scolaires réussisse mieux que celui qui ne fait pas ses devoirs  et répond au maitre et est impertinent. L’étude n’y arrive que partiellement, sans trop se demander s’il n’y aurait pas des variables cachées, si on ne confond pas covariance et causalité et si on est sûr du sens de la causalité. Par quelles conneries faut-il passer pour se faire citer par ses pairs et améliorer sa place au classement de Shanghai !
En même temps, l’auteure de l’étude a bien intégré les codes de la recherche académique et cela lui permet d’apparaitre parmi les premiers résultats de Google quand on tape compétences sociales. En effet, «  les compétences sociales s’imposent comme des outils contemporains de réussite personnelle et professionnelle [5].  » Les soft skills nous viennent d’ailleurs du privé. «  Salariés et manageur doivent développer des qualités non professionnelles telles que la créativité ou l’empathie. À l’inverse des compétences techniques, il n’est pas possible de déléguer aux robots les compétences comportementales. Les com-pétences comportementales, ou tout ce qui différencie un humain d’un robot sont devenues centrales dans les recherches des recruteurs [6].  »
Il est piquant de constater que les quinze soft skills citées par le magazine économique américain sont bien plus ouvertes, progressistes et bien moins normatives que leur transposition scolaire à travers les trois études citées. Par exemple :
- la confiance : c’est à la fois la confiance en soi, pour faire face, mais aussi la confiance aux autres et la confiance en l’avenir  ;
- la créativité : il s’agit surtout de créer des connexions entre les choses, les idées, les gens. Cela permet de faire émerger des innovations  ;
- la motivation : à la fois trouver de la motivation, mais aussi donner de la motivation, s’entrainer à donner un sens à ce que l’on fait, donner un sens au-delà de la tâche à effectuer  ;
- le sens du collectif  ;
- la curiosité : elle permet à la fois d’apprendre de nouvelles choses, mais aussi d’apprendre des autres et de soi [7].
L’école est une formidable machine à normaliser et une bonne partie de la recherche en éducation l’aide dans sa tâche. Et, plus c’est normalisant et évaluable, plus les pouvoirs publics s’en emparent.

Pratiquer une double vigilance

L’entrainement mental [8] nous invite à une triple vigilance : logique, éthique et dialectique (ou dialogique). C’est de ces deux dernières qu’il s’agit ici. Comment sortir des prescriptions normatives, inefficaces et castratrices  ? Car, bien sûr, il n’est pas question de nier l’importance d’apprendre à respecter des règles communes d’organisation du temps, du travail, de l’usage de l’espace, d’apprendre à accepter l’altérité, à rechercher le consensus... On n’est pas dans l’illusion romantique libertaire. Mais alors, comment s’en sortir  ?
En pratiquant d’abord une vigilance éthique : quelles valeurs justifient ces normes déclarées et en quoi ces normes prescrites formellement risquent-elles d’entrer en contradiction avec les valeurs qu’elles prétendent traduire comportementalement. Faire ce que le maitre dit de faire  au nom de la soumission comme valeur ou au nom d’une bonne organisation collective qui donne plus de pouvoir à chacun et à tous. Faire ce que le maitre dit de faire pour pouvoir moins ou pour pouvoir plus  ?
Pratiquer une vigilance éthique chaque fois qu’il est question de prescription normative, c’est s’interroger, (re)mettre en question le sens de la prescription, sa signification (qu’est-ce que cela veut dire  ?), son orientation (vers où nous emmène-t-elle  ?) et sa valeur (en quoi et pour quoi est-elle désirable  ?). Ou encore se demander : de quelle société suis-je (ici et maintenant) l’interprète  ? Ou de quelle religion suis-je (ici et maintenant) le vicaire  ? (d’après Félix Guattari, cité par Jean Blairon). Et pratiquer cette vigilance éthique, c’est aussi une compétence sociale à développer à l’école  !
Sortir de la prescription normative, c’est aussi pratiquer une vigilance dialectique (ou plutôt dialogique au sens de Morin). À chaque norme prescrite, on peut associer son contraire, également désirable. À faire ce que le maitre dit de faire, je peux (je dois) tout aussi bien prescrire ne pas faire ce que le maitre dit de faire non pas au nom de mon bon plaisir, mais au nom d’une valeur supérieure (qui peut bien sûr se débattre si un temps et un lieu sont prévus pour cela). À accepter les personnes qui sont différentes de moi, je peux (je dois) tout aussi bien prescrire ne pas tolérer l’intolérable et donc refuser les intolérants, dénoncer les nuisibles comme ceux qui disent qu’il faut faire ce que le maitre dit de faire pour réussir à l’école et dans la vie... Encore une compétence sociale à développer à l’école  ! 

notes:

[1S. Morlaix, Les compétences sociales : quels apports dans la compréhension des différences de réussite à l’école primaire  ?, Les documents de travail de l’Iredu, 2015-2, janvier 2015.

[2S. Morlaix, Les compétences sociales : quels apports dans la compréhension des différences de réussite à l’école primaire  ?, Les documents de travail de l’Iredu, 2015-2, janvier 2015.

[3« Enquête sur les conditions de vie, l’acquisition de compétences sociales et les différentes formes d’implication et de participation des élèves du premier degré de l’enseignement secondaire ordinaire en Communauté française », Étude réalisée pour l’Oejaj, Rapport final du 15 novembre 2010.

[4N. Epinoux et L. Lafont, « Développer les compétences sociales par l’apprentissage coopératif au collège : apprendre à collaborer pour réaliser un projet collectif en Eps et en sciences physiques », Formation et profession.

[5N. Epinoux et L. Lafont, « Développer les compétences sociales par l’apprentissage coopératif au collège : apprendre à collaborer pour réaliser un projet collectif en Eps et en sciences physiques », Formation et profession.

[65 et 6 A. Chabal, « Les 15 soft skills à maitriser en entreprise », Forbes, 2017.

[7A. Chabal, « Les 15 soft skills à maitriser en entreprise », Forbes, 2017.

[87 TRACeS 227, « Entrainement mental », sept. 2016.
https://goo.gl/3RABgL