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Dans un système idéal [1] , où toutes les institutions [2] existent pour que cela n’arrive jamais, en quinze jours, une étudiante quitte la formation parce que « venir à l’école est devenu un supplice » et une autre étudiante reçoit un mail anonyme collectif agressif. Les professeurs n’ont rien vu venir.

Quinze jours plus tôt, dans la classe de 2e régendat (futurs enseignants en sciences humaines), tout baigne. Aux dires des 25 étudiants et des 5 professeurs-responsables, l’ambiance de classe est excellente. Beaucoup de vannes, mais dans la bonne humeur et la bienveillance. Les responsabilités collectives sont prises et assumées, les institutions fonctionnent, les groupes de travail sont efficaces, les étudiants sont impliqués. Dans la classe visible, on fait « société », et même société démocratique. Mais, en dehors, c’est comme si toute l’énergie déployée en dedans pour faire société servait surtout à faire tribu.

Huit ans qu’on le peaufine, ce système. Une articulation organisée du collectif et de l’individuel, complexe, totale et exigeante. Tellement complexe que je ne peux relever ici que ce qui, dans notre organisation, pourrait servir en matière de régulation des relations : des espaces-temps collectifs et individuels d’organisation de la Parole, pour que ce qui doit se dire soit dit et que ce soit aussi formateur pour de futurs enseignants.

Un système idéal

Les Conseils (en tout, maximum deux heures par semaine) : les Conseils de Tous (87 étudiants et 12 professeurs), les Conseils de Classe (tous les étudiants d’une classe et 2 professeurs) et les Conseils de Délégués qui suivent une Assemblée générale des étudiants d’une part et une réunion des professeurs d’autre part (7 délégués étudiants et deux délégués professeurs). Dans ces Conseils, toute interrogation, de la part de chacun et de tous, toute réclamation, toute demande, toute proposition... est acceptée et même encouragée, pourvu qu’elle soit mise à l’ordre du jour, un ordre du jour ouvert et accueillant.

Au sein de chacun de ces Conseils, deux temps sont ouverts : un temps dit d’« appel à l’aide » où n’importe qui peut demander de l’aide pour n’importe quoi et un temps dit d’« amélioration des relations humaines » où n’importe qui peut féliciter ou critiquer n’importe qui (en respectant certaines règles visant au respect de chacun).
Au début et/ou à la fin de chaque activité, un temps court d’expression (de cinq à dix minutes maximum) est ouvert, le « quoi d’neuf » en début et le « ça va ou ça va pas » à la fin, temps d’expression qui permettent de dire ce qui favorise ou gêne le travail de chacun.
Des temps de formation sont ouverts dont le contenu est à définir en fonction du vécu de la classe et des groupes. Un temps nommé « botroûle » permet, pendant deux heures avec une méthodologie prévue par le professeur responsable, de faire un travail d’analyse réflexive sur quelque chose de vécu en formation : n’importe qui peut proposer de travailler n’importe quoi [3]. Un temps nommé « bawète » permet pendant quatre heures de découvrir, approcher, visiter, rencontrer... sur n’importe quel thème : chacun est libre à nouveau de proposer un contenu [4]. Enfin, n’importe quel étudiant ou groupe d’étudiants peut demander au Conseil, pour ouvrir une « Commission », un espace-temps de travail pour poursuivre un but ou résoudre un problème qui se pose. Dans ces trois temps, n’importe quel thème aurait donc pu être proposé comme les effets pervers des réseaux (anti-)sociaux, le partage (in)équitable du travail dans les sous-groupes, l’intégration et l’exclusion dans les groupes d’adolescents...

Individuellement, une fois par mois, le « suivi » permet à chaque étudiant de rencontrer pendant dix à quinze minutes, son professeur référent pour faire le point sur l’évolution de sa formation. Une « écoute », une permanence (plus une prise de rendez-vous si souhaité) par semaine est organisée où chaque étudiant peut rencontrer un professeur pour lui faire part de ses difficultés. Enfin, parmi les professeurs, il y en a un qui est déclaré « veilleur » en début d’année (et jusqu’à la fin de l’année), quelqu’un que l’on peut toujours saisir en dernier recours pour arbitrer un différend, intervenir auprès de quelqu’un... Et encore, indépendamment de notre organisation, il y a aussi bien sûr une direction (dont la porte est ouverte) et, au siège de la Haute École, un service d’accompagnement, pédagogique, social et psychologique. Que demande le peuple !?

Un fonctionnement banal

Dans aucun de ces temps et à aucune de ces institutions, personne n’a fait appel dans cette classe de 2e sur ce qui se passait pour ces deux étudiants ou pour ce que pensaient certains autres de ces étudiantes. Les professeurs ont été consternés d’apprendre, à la mi-octobre, le départ d’Aurélie [5] pour les raisons qu’elle a données après son départ (un profond sentiment d’exclusion) et après avoir rencontré une conseillère psychologique au service d’accompagnement qui lui aurait conseillé ou bien d’aller voir ailleurs ou bien de porter un t-shirt « Je suis bouc-émissaire et j’assume ».
Après son départ, le veilleur a pris contact avec elle par mail pour lui demander un rendez-vous afin de mieux comprendre ce qui s’est passé et ne pas rester sur ce non-dit collectif. Et, personnellement, je lui ai écrit pour lui dire que je ressentais cela comme un échec personnel et un échec de notre système de formation, et lui garantir le soutien des professeurs si elle changeait d’avis.
Ce qu’elle a fait, non sans hésiter, et nous a rencontrés, moitié parce que l’autre école ne lui convenait pas (pédagogie et contenus trop différents), moitié parce qu’il y avait eu ce mouvement des professeurs. Il nous restait alors à organiser ce retour, cette ré-insertion et c’est à ce moment que Gaëlle [6] a présenté au professeur présent en fin de cours le mail anonyme et dit collectif qu’elle venait de recevoir pour sa rentrée en classe et sortie d’hôpital. Mail qui disait qu’« on » en a marre qu’elle réussisse parce qu’elle est malade et qu’elle ferait bien de changer d’attitude, car elle met une mauvaise ambiance en classe. Les étudiantes qui y assistaient dirent que c’était certainement Aurélie (partie) qui l’avait écrit... ! Pratique et commode.

Nous (les professeurs) décidons de réagir par la convocation d’un Conseil de Classe extraordinaire où Aurélie fera sa rentrée, une convocation motivée par la nécessité de chercher à répondre ensemble à des problèmes qui nous rendent incapables de continuer à travailler avec eux. Cette convocation a lieu en des temps inopportuns de préparation de stage, mais, émoi et suspens aidant, 22 étudiants sur 25 sont présents.

Des points de vue, des positions

Nous commençons ce Conseil par le rappel de règles basiques (demander la parole, parler en « je »,...) et par l’explication de ce qui fait problème pour nous, entre autres et principalement en termes de formation, puisque ces étudiants, dans deux ans, seront responsables de groupes où l’exclusion mène à l’échec, à la souffrance, voire au suicide. Ils reçoivent ensuite chacun une photocopie d’un texte court écrit en « je » d’Aurélie intitulé « Si je suis partie... », du mail reçu par Gaëlle et du résumé de ce en quoi cela nous pose problème. Après lecture, ils sont invités, et nous aussi, à écrire chacun leur point de vue, point de vue écrit qu’ils liront chacun à leur tour sans autres commentaires.
Une bonne moitié de la classe, dont les garçons, tombent des nues : ils disent n’avoir aucune conscience de cela. Plusieurs points de vue consistent en une violente condamnation morale du mail anonyme. Très peu évoquent la situation d’Aurélie. Certains enfin reprochent aux professeurs de gâcher la bonne ambiance qui régnait en classe et/ou de faire perdre un temps précieux de travail pour la préparation des stages. Néanmoins beaucoup de choses sont dites que chacun a pu entendre.
Après la lecture des points de vue et sans commentaires de personne, faute de temps, nous leur présentons toute construite notre compréhension de la situation, en huit hypothèses explicatives et une vingtaine de propositions d’actions avec l’intention de poursuivre, dans les Conseils de Classe ordinaires qui suivront, par des décisions et des actions concrètes. Une action est plébiscitée : faire traquer l’auteur du mail par le service informatique et, ajoutent-ils, l’exclure de la formation ! Le bucher n’est pas loin. Nous reportons au Conseil ordinaire suivant. Dans le « Ça va ou ça va pas » qui clôture ce Conseil, de nombreuses insatisfactions s’expriment : du blabla, rien de concret, on a perdu son temps...
Dans le Conseil ordinaire qui suit, le professeur responsable doit user de son droit de véto (rarissime) pour que la piste de traquage et d’exclusion ne soit pas suivie. Dans les jours qui suivent, Gaëlle reçoit un nouveau mail plus violent encore. Nous lui conseillons de porter plainte à la police. Et Aurélie reçoit de nouvelles marques, en direct et sur Facebook, d’antipathie, pour ne pas dire plus et de rappel de la loi de l’omerta, on laisse les profs en dehors de tout ça ! Tout reste à faire : ils sont en stage, nous avons quinze jours pour y penser. Cet article ne pourra pas vous en dire plus qu’une partie des analyses faites et bien accueillies par les étudiants. [7]

Une tribu ordinaire

La première hypothèse explicative, classique, tourne autour des effets déresponsabilisants et démultiplicateurs des NTIC (sms, mails, Facebook) : l’abolition du temps, de l’espace et de l’Autre dans la communication. Comme si la pulsion avait la possibilité technique de s’exercer dans l’instant sans la sanction de la réalité, comme si l’imaginaire pouvait devenir réel en un clic. Qu’y faire ? De la théorie, des rapports de recherches, des explications, un cours quoi ! : mieux comprendre pour agir avec plus de discernement. Et plancher ensemble, une commission sans doute, pour essayer d’élaborer des règles d’utilisation de ces outils, règles qui seraient votées en Conseil. Mais comment rendre ces règles opérationnelles ?

La deuxième nous renvoie à notre propre implication dans la relation éducative, aux processus socioaffectifs inhérents à toute relation pédagogique, mais aussi proportionnels aux implications personnelles. Et nous nous impliquons beaucoup. Trop ? Comment se vit dans l’inconscient des uns et des autres cette forte relation, comment se vit la fonction symbolique parentale des uns et infantile des autres ? Les enfants de Jocaste [8] sont-elles condamnées à se déchirer ? Et, dans la tribu, si on ne peut tuer le Père, faut-il sacrifier une sœur ? Qu’y faire ? Encore des cours, utiles d’ailleurs à la formation des enseignants, transfert, contretransfert, stigmatisation... En débattre, tenter de faire œuvre civilisatrice. Et pour nous enseignants, redoubler de vigilance, éviter au maximum tout ce qui peut nourrir les fantasmes.
La troisième, celle qui m’interpelle le plus, la juxtaposition étanche de deux mondes distincts, de deux cultures, chacune imperméable, homogène, cohérente, les deux s’excluant mutuellement : celle des « jeunes », du monde étudiant, de la vie considérée seule comme réelle dans le monde tel qu’il va (mais va-t-il si bien que ça ?), du jeu, du plaisir, du rire, de l’usage effréné des TIC..., peut-être même une culture de l’oubli dans la teuf permanente face au monde que les adultes leur ont préparé et, à l’opposé, celle de notre système de formation, celle des profs, des adultes justement, irréelle et décalée, utopique ?, d’une exigence éthique invivable. Avec une omerta terrible et une capacité des jeunes à passer d’un monde à l’autre à travers le miroir. Qu’y faire ? Encore de la théorie, des recherches, un (des) cours pour mieux comprendre et peut-être pour contourner l’omerta, des pairs médiateurs [9], avec un statut, une formation, une évaluation. Mais pour ceux-ci, comment assumer le conflit de loyauté aux deux cultures ?

La quatrième, celle qui parle le plus aux étudiants, est liée à notre organisation de la classe coopérative. Une telle organisation installerait l’obligation de s’apprécier mutuellement, voire l’obligation de s’aimer comme un groupe choisi alors qu’il s’agit d’un groupe imposé, installerait l’interdiction de l’individualité, de l’autonomie personnelle. Cette exigence morale « communautaire » provoquerait une résistance légitime avec des effets pervers qui le sont moins et cette hypothèse serait à mettre en relation avec l’hypothèse socioaffective (la deuxième ici).

Certains étudiants ont été plus loin : quelque chose comme une revendication d’un droit à un autre rapport au monde, à concevoir le métier de manière traditionnelle, à n’être qu’étudiant finalement sans implication dans un projet politique qu’ils ne nomment pas ainsi, mais qu’en tout cas, ils n’ont pas choisi. Un droit jusqu’au droit à l’égoïsme (sauver ma peau après des années de galère) que nous tentons de maintenir (des individualistes forcenés ont déjà réussi dans notre système de formation), tout en maintenant nos valeurs, l’égalité, la solidarité, la coopération et nos options professionnelles, un métier collectif. Mais justement cette tension est délicate. Qu’y faire ? En parler au moins, distinguer les valeurs, les options professionnelles et les critères de réussite. Chercher aussi, une commission à nouveau, des modes d’organisation du travail, de la participation, de l’implication qui respectent mieux cette tension. Y’a du boulot.
Mais justement ce boulot à faire ensemble, n’est-ce pas ça la formation au métier d’enseignant ?

notes:

[1Ce n’est pas de l’autosatisfaction, mais de l’auto-ironie !

[2Au sens de la Pédagogie Institutionnelle.

[3Retenu ou non par le professeur responsable de la botroûle.

[4Décidé collectivement ou non en Conseil pour la bawète.

[5Prénom d’emprunt.

[6Autre prénom d’emprunt.

[7Le tableau complet d’analyses et de pistes de solutions présenté aux étudiants peut être obtenu par mail sur demande à jacornet@skynet.be.

[8Les enfants de Jocaste, Christiane OLIVIER, Denoël, 1980.

[9La PI n’est pas très favorable à la médiation par les pairs, mais dans ce cas, ce serait peut-être une institution supplémentaire utile.