Juriste de formation et devenu historien par passion, Roel Jacobs a écrit plusieurs ouvrages [1] de vulgarisation historique principalement Bruxelles et Bruges.
Bruxellois et Flamand, il offre, également à travers des visites et des conférences destinées à un public adulte ou dans un contexte scolaire, un point de vue tout à fait particulier [2] sur l’histoire de Belgique.
- “À la fin du XIe siècle, le duc de Lotharingie était Godefroid de Bouillon. C’était un chevalier admirable. Il était né à Baisy-Thy en Brabant. Il parlait nos deux langues nationales. C’est lui qui prit la tête de la première croisade.†? (1949)
Les gens se cherchent toujours une identité, mais la question est de savoir quel est le contenu qu’on lui donne. L’identitaire prend souvent un contenu conservateur. Ce que je ne reproche pas aux conservateurs : c’est aux autres d’occuper le terrain, de se l’approprier. Combien de gens à gauche, par exemple en Flandre, sont très contents que le nationalisme flamand soit dominé par l’extrême droite ? Cela leur permet de ne pas s’en occuper. Si le Vlaams Blok a pu récupérer « l’abbé » Daens (ils essayent d’en faire une commémoration à Alost, ça ne trompe personne, mais ça se fait quand même), c’est parce que le monde ouvrier chrétien ne l’a pas assez mis en évidence comme faisant partie de son patrimoine culturel.
À Bruxelles, Nols a d’abord haï les Flamands avant de haïr les gens du Maghreb. L’identité de droite, ce n’est pas de dire ce qu’on est, c’est dire ce qu’on n’est pas. C’est dire en quoi l’autre est inférieur, moins bon, négatif. C’est de créer des intolérances et d’utiliser l’identitaire comme un élément d’opposition à l’autre. Le problème c’est que la gauche est parfois partie dans une démarche semblable. Si une certaine gauche francophone considère que tout ce qui est flamand est automatiquement de droite, j’appelle ça du racisme linguistique. Quand je parle de l’identité bruxelloise, je suis très critique à l’égard du comportement des Flamands au sujet de Bruxelles, mais en même temps, j’affirme que si on ne prend pas en compte la dimension néerlandophone de l’histoire de Bruxelles, on ne peut comprendre la ville.
Flamandes, wallonnes, belges, bruxelloises : toutes ces identités existent. Le choix ou l’ordre de classement qu’on en donne, c’est un débat politique qui concerne plus l’avenir que le passé. Mais savoir qu’à travers le passé il y a des identités qui se sont créées et essayer de les comprendre, c’est utile. L’enjeu, c’est de leur donner un contenu progressiste.
Identité(s)
Le multiculturalisme bruxellois aujourd’hui, c’est le monde entier. De ce fait, on parle beaucoup de métissage et de multiculturel ; et pas souvent de manière très modeste. J’ai aussi l’impression que lorsqu’on organise une fête ou une activité multiculturelle, les gens d’ici pensent qu’ils doivent d’abord « se déshabiller » avant d’y participer : ils pensent devoir se défaire de leur identité d’européen chrétien, qui a colonisé le monde. Pourtant, 1789 c’est un patrimoine à nous aussi, il n’y a pas que le colonialisme. J’invite à parler sur ce thème, en prenant notre part de responsabilité ; en pointant surtout le fait que notre métissage le plus ancien, on est incapable de le gérer. Je ne dis certainement pas qu’il faut tout axer sur les rapports entre Flamands et Francophones, mais historiquement c’est le point de départ. À Bruxelles, une identité multiple s’est créée sur la frontière historique entre deux réalités culturelles, et dans ce débat, la « pureté » n’est certainement pas une nécessité. Au contraire, ce manque de « pureté » serait le meilleur tremplin pour comprendre ce nouveau métissage mondial.
Tension entre mythe et histoire
Dans mes livres ou lors de mes visites et conférences, j’explique que l’histoire qu’on s’est construite, c’est de la mythologie moderne. Je pars de l’environnement actuel pour retrouver les racines historiques, pour évoquer aussi le fait qu’on connait mal ce passé (et j’aborde ainsi la question identitaire).
C’est important d’expliquer qu’il n’y a pas d’histoire neutre, ni hier ni aujourd’hui. Cet aspect, je l’explique avec des exemples de l’époque comme les chroniques historiques qui déjà au XVe siècle répondaient à des besoins idéologiques. Il ne faut pas, pour autant, rejeter ce patrimoine ! Pendant des siècles, les gens ont cru à ce qui y était écrit plutôt qu’à ce qui s’est réellement passé. Quand j’explique la Bataille des Éperons d’Or, je rappelle que personne n’était plus content de la victoire des Flamands sur la noblesse française que la bourgeoisie de Paris. Bruges et Gand étaient, après Paris, les plus grandes villes de France ! Aujourd’hui, personne, ni du côté flamand ni du côté français, n’a envie de dire ça.
L’histoire doit servir l’esprit critique. L’historien n’a jamais raison tout seul, il fait toujours une lecture de son époque qui sera confrontée à d’autres regards, représentant d’autres valeurs. Donc, c’est un débat. Pour moi, à l’école, il faudrait éviter les questionnaires où il faut répondre par vrai ou faux : c’est une démarche anti-historique. Pédagogiquement, on hésite à semer le doute avant 12 ans. Il serait cependant possible de prendre deux ou trois grands auteurs, d’expliquer leurs thèses côte à côte et de confronter les différentes opinions.
Démonter les mythes c’est important, mais pour moi le travail ne s’arrête pas là . Les gens cherchent des mythes, cherchent à s’identifier à un groupe dont ils font partie, et l’histoire y joue un rôle important. J’affirme qu’il faut s’occuper du débat, créer des mythes nouveaux, expliquer en quoi ces mythes expriment une vision du monde, de la société. Ce travail est déterminant.
Bruxelles devrait être fière de son Ommegang - grand numéro de folklore traditionnel, tout comme elle devrait être fière de la Zinneke Parade - tentative de créer un nouveau folklore moderne qui répond à l’identité multiculturelle de la ville. Les deux évènements co-existent et sont complémentaires. Vouloir supprimer l’Ommegang, c’est s’appauvrir. L’idée, parfois entendue, de vouloir supprimer la statue de Godefroid de Bouillon - évidemment une page chargée de notre histoire - équivaudrait à nier les croisades au lieu de les expliquer.
Il y a mille et une façons de travailler avec l’histoire : expliquer aux apprentis bouchers du CERIA l’histoire de leur métier, polémiquer sur la bataille des Éperons d’Or, s’opposer à la privatisation de la Maison du roi, répondre aux préjugés des Flamands sur Bruxelles et des Bruxellois sur la Flandre,... À chaque fois, il s’agit d’utiliser le patrimoine dans un débat social, ce qui ne se fait pas assez.
[1] Roel Jacobs a notamment publié La Grand’Place de Bruxelles, Éditions Artis-Historia, 1994, et 1302-2002, 7 siècles de Bataille des Éperons d’or, aux mêmes éditions, 2002. Son dernier ouvrage, Une Histoire de Bruxelles, vient de paraitre simultanément en français aux Éditions Racine et en néerlandais aux Éditons Lannoo.
[2] Les livres de Roel Jacobs sont accessibles à tous, ils répondent également aux exigences de la recherche scientifique. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’auteur se base sur des références bibliographiques issues des deux communautés linguistiques. Ce travail permet de pointer les méconnaissances réciproques, même dans les milieux scientifiques, mais surtout d’établir ou de renforcer des faits historiques sur la base de recherches existantes et qui jusque-là ont été trop peu confrontées.