Actuellement, je suis en charge d’une étude sur la question des inégalités dans la formation initiale des enseignants. La recherche n’a pas encore abouti, mais il y a tout de même des choses à dire…
À ce stade, j’ai rencontré six hautes écoles de différents réseaux, dans différentes provinces. Pas de quoi en tirer des conclusions, mais tout de même quelques constantes.
Paradoxes...
Ce qui me frappe, c’est l’évolution des publics et la façon dont ils sont décrits dans les différentes hautes écoles. Dans la formation des instituteurs préscolaires, il y a une augmentation importante du public issu du secondaire qualifiant. En soi, ce n’est pas un problème si ce n’est que ce public est souvent porteur de deux caractéristiques importantes : il maitrise mal le français et il est issu de milieux éloignés des codes scolaires. Par rapport à ces constats, les réactions des écoles et des enseignants que j’ai rencontrés sont variées.
Certaines écoles ne se penchent réellement que sur la question du problème de la langue. Elles mettent en place des dispositifs de test-diagnostic, de remédiation, de cours en ligne, de logiciels, d’aide à la réussite, etc. Ces écoles ne semblent pas identifier que les étudiants les plus en difficulté par rapport à la langue et à l’entrée dans l’écrit auront difficilement accès à ces dispositifs. On peut faire l’hypothèse que ce type d’aide à la réussite aide donc les plus forts des plus faibles, mais creuse l’écart pour les autres.
Cela pose évidemment la question de savoir si tous peuvent devenir enseignants, s’il n’y a pas un seuil minimum à avoir franchi pour pouvoir commencer la formation. Le Certificat d’Enseignement Secondaire Supérieur devrait être ce seuil, mais il est très inégal en fonction des écoles et des orientations suivies en secondaire. Dans les discussions que j’ai pu avoir, les questions d’un examen d’entrée, d’un test-diagnostic ou d’une année propédeutique sont souvent évoquées pour arriver à des conclusions similaires. En effet, un test d’entrée porterait quasi inévitablement sur l’entrée dans l’écrit. Or, ce ne sont pas ceux qui ont acquis cette compétence en sortant de secondaire qui feront nécessairement les meilleurs enseignants. Mais c’est une charge importante pour les hautes écoles que de donner une chance à tout le monde, y compris à ceux qui n’ont pas, au départ, la maitrise de cette compétence.
Contradictions...
D’autres écoles ont pris conscience de ce que leur organisation est en elle-même excluante. Leur manière de donner cours, voire même l’organisation des cours ainsi que les dispositifs de remédiation ne permettaient pas à tout le monde d’accrocher. Même si l’organisation en unités de compétences et l’approche programme veulent être l’occasion d’améliorer les chances de réussite, dans certaines écoles, le résultat laisse à désirer.
Certaines formatrices d’enseignants soulignent que la semaine de cours des étudiants a augmenté de 7 à 8 heures par semaine si on compare à il y a vingt ans. Certains quadrimestres, les étudiants ont jusqu’à 36 heures de cours par semaine, sans compter les travaux à remettre. Il devient donc pratiquement impossible d’avoir un job étudiant à côté des études. Or le public qui doit travailler pour assurer son quotidien est en augmentation. Cette organisation les met dans une situation d’échec, avant même de commencer.
Certains soulignent le cout caché de la formation préscolaire : si le minerval peut ne pas paraitre très élevé, le cout du matériel dans lequel il faut investir pour les cours et les stages est important. À titre d’exemple, pour deux travaux correspondant aux critères d’exigences, celui qui « présente » le mieux grâce à du beau matériel neuf obtiendrait une meilleure cote qu’un travail réalisé avec des matériaux de recyclage.
Au-delà des questions matérielles, la question de la diversité des publics et du travail à faire pour lutter contre les inégalités est très difficile à faire avec les étudiants issus des milieux qui ont subi les injustices. Certains d’entre eux estiment qu’ils s’en sont sortis avec le système tel qu’il est et ils ne voient pas pourquoi il faudrait le changer pour les autres. D’autres sont mis devant une difficulté identitaire profonde de devoir finalement faire leurs, les codes de l’école, alors qu’ils les ont toujours réfutés.
Ruptures...
Les ruptures nécessaires [1] à la « trans-formation » d’un étudiant en enseignant nécessitent un collectif solide dans lequel les étudiants peuvent se risquer à tenter de nouvelles manières d’être. Ce collectif doit aussi être garanti par des formateurs capables de contenir les émotions provoquées par ces tentatives de ruptures. Plus les étudiants ont vécu la honte, plus le chemin à faire est grand pour oser essayer. Plus les émotions peuvent être puissantes, plus le cadre doit être sécurisant.
Or, à ce jour, seuls quelques groupes de formateurs d’enseignants pensent les choses en ces termes. Les conditions institutionnelles du « décret Paysage » ne peuvent favoriser ce collectif que si les équipes en font réellement une priorité. Certains formateurs se sentent très seuls et éprouvent de la souffrance à constater les dégâts que leur école produit sous le regard inconscient de leurs collègues.
Certaines équipes sont sensibilisées et prennent le taureau par les cornes, bien aidées en cela par la FRB et leur projet « L’école maternelle, une chance à saisir ». Les journées de formation se succèdent et les acteurs semblent prendre conscience de la nécessité d’un changement, même si, parfois, le temps de l’appropriation manque pour concrétiser les actions dans les cours eux-mêmes. Ces temps de formation sont aussi le moment de prises de conscience sur le fonctionnement interne de leur institution : il n’est plus seulement question de former les futurs enseignants pour qu’ils forment tous les élèves, mais aussi de comment faire réussir tous ces candidats enseignants.
Une fois de plus, il est questionnant de voir à quel point le traitement d’une question et l’évolution de celle-ci dans une institution dépend de la bonne volonté, du dynamisme et de la lucidité de quelques personnes qui mobilisent autour d’elles de plus grandes équipes. Même si cela inquiète de voir des changements aussi nécessaires reposer sur la bonne volonté de certains, cela conforte en tout cas dans l’idée que sans agir sur le terrain, rien n’est possible.
[1] Jacques Cornet « Changer le métier », TRACeS 226.