Inscrits dans une histoire

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique comme d’autres pays européens, a eu recours à l’immigration pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre.

Il s’agissait alors d’une politique d’immigration de travail qui s’inscrivait dans le cadre d’accords bilatéraux conclus entre la Belgique et les pays d’origine des immigrés. Au fil du temps cette migration de travail organisée est également devenue une immigration de peuplement tant pour répondre à des besoins démographiques qu’à des exigences patronales de stabilisation de main d’œuvre.

Au début des années septante, avec la crise pétrolière et la restructuration industrielle, la croissance économique tend à ralentir, le taux de chômage s’accroit, ce qui amène l’État belge ainsi que d’autres États européens comme la France et l’Allemagne à envisager une fermeture des frontières. En Belgique, c’est le 1er aout 1974, que l’arrêt de toute nouvelle immigration de travail est proclamé. Au même moment, des politiques d’intégration des populations immigrées commencent à apparaitre et nait l’idée selon laquelle la réussite de l’intégration des immigrés présents sur le territoire dépend de la faculté de l’État à contrôler l’entrée de nouveaux migrants.

Suite à l’accroissement du nombre de demandes d’asile introduites durant les années nonante, la politique d’asile des pays membres de l’Union européenne reposant sur la Convention de Genève (1951) se durcit, reconnaissant de moins en moins le statut de réfugié aux demandeurs d’asile tout en prenant des mesures empêchant l’accès légal aux réfugiés à une Europe devenu forteresse. C’est dans ce nouveau contexte, de fermeture des frontières et de politiques d’immigration et d’asiles de plus en plus restrictives, que la question des sans-papiers est devenue de plus en plus présente à la fin des années nonante. Bien qu’il y ait toujours eu des sans-papiers en Belgique, ces changements politiques ont eu pour conséquence de provoquer une augmentation de leur nombre. Cependant, à qui faisons-nous référence lorsque nous parlons des « sans-papiers », quelle place occupent-ils au cœur de ce qu’on appelle aujourd’hui les nouvelles migrations ?

Les sans-papiers au cœur des nouvelles migrations

Cette fermeture officielle des frontières a créé le mythe de « l’immigration zéro ». Or, la Belgique n’a jamais cessé d’être un pays d’immigration et d’asile, de nouveaux migrants et réfugiés ont continué à entrer soit légalement, soit illégalement. C’est le durcissement des politiques d’immigration et d’asile qui a créé les conditions d’émergence d’un grand nombre de sans-papiers. Parmi ceux-ci, certains ont toujours été en séjour illégal et sont communément appelés clandestins, alors que d’autres, sont rentrés de manière légale sur le territoire belge et ont fini par perdre à un moment leur droit au séjour. Parmi ces derniers, il peut s’agir d’étudiants, de touristes, de travailleurs dont le permis de travail a expiré, de personnes déboutées dans le cadre de procédures de regroupement familial non fondées, mais aussi, et surtout de réfugiés dont la demande d’asile a été rejetée.

La présence accrue de sans-papiers sur le territoire belge a conduit les autorités à entreprendre une opération de régularisation par la loi du 22 décembre 1999 (entrée en vigueur le 10 janvier 2000). Cette opération a vu le jour à la suite d’un important mouvement de sans-papiers soutenu par de nombreuses associations ainsi que par une partie de l’opinion publique, scandalisée par le décès lors de son expulsion d’une jeune demandeuse d’asile déboutée originaire du Nigeria, Sémira Adamu. Cette opération a permis de donner une idée de l’ampleur de l’immigration clandestine en Belgique. En effet, 36 000 dossiers ont été introduits représentant environ 50 000 personnes dont 23 000 mineurs d’âge.

Néanmoins, comme l’a bien montrée l’étude réalisée par Adam et al. sur les sans-papiers, les personnes qui n’avaient jamais résidé légalement en Belgique et dont la méfiance à l’égard des institutions de la société d’accueil était grande, semblent être celles qui ont le moins introduit de demande. Ceci est la conséquence de stratégies d’évitement adoptées par les clandestins envers les institutions belges. Qualitativement, ce sont d’abord les personnes qui pouvaient se prévaloir d’une procédure d’asile trop longue qui ont été le plus régularisées et ensuite celles qui pouvaient apporter la preuve d’un attachement durable à la Belgique.

Cette opération a également permis de mettre en lumière que les pays d’origine des migrants ne sont plus essentiellement ceux avec qui la Belgique a des liens historiques particuliers qu’il s’agisse de ceux liés à l’histoire migratoire ou coloniale. Bien que le pourcentage de migrants régularisés d’origine marocaine et congolaise était le plus important, on a pu constater une diversification des origines nationales des nouveaux migrants. Ceci indique clairement que nous vivons aujourd’hui dans un monde où les flux migratoires ne répondent plus aux mêmes logiques que celles du passé. Les conditions dans lesquelles s’effectuent les migrations internationales ont changé par la réduction des distances, les nouveaux moyens de communication et la constitution d’une société en réseau. Aujourd’hui, il y a davantage de personnes d’origine d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est, mais aussi d’Asie. Les nouveaux flux migratoires sont ainsi une conséquence de la globalisation.

Plusieurs études ont clairement mis en évidence les secteurs dans lesquels le recours à la main d’œuvre irrégulière est structurel : la construction, l’horeca (restauration et hôtellerie), l’agriculture et l’horticulture, les services domestiques et l’aide aux personnes âgées. Ces secteurs fonctionnent principalement avec cette main-d’œuvre corvéable, flexible et bon marché. Le travail illégal d’étrangers constitue une des modalités de la dérégulation de la condition salariale fordiste en Europe, et certainement la forme d’emploi atypique la plus précaire de la flexibilisation du marché de l’emploi. Le travail illégal doit alors être appréhendé comme une forme particulière de travail immigré et concerne des personnes à la marge de l’État de droit et à la marge de l’État social.

Actuellement, la structuration du marché du travail repose entièrement sur le travail illégal des sans-papiers. Le maintien des nouveaux migrants dans l’irrégularité peut s’assimiler à une politique de ségrégation qui en les confinant en marge de la citoyenneté en fait des exclus de l’intérieur.

Entre tolérance et lutte du travail clandestin : pour une véritable politique de régularisation des sans-papiers

La politique du gouvernement belge à l’égard des sans-papiers est de nature ambivalente : on assiste d’une part, à des discours sur une possible réouverture des frontières à des migrations légales de travail et d’autre part, à des discours et pratiques plus fermes en matière d’expulsion d’étrangers en séjour illégal.
Ainsi, on ne peut que constater une tolérance par rapport à la présence des sans-papiers ou à l’arrivée de nouveaux migrants dont le travail répond à des besoins économiques réels, ainsi qu’une intolérance relative à la présence même de ces sans-papiers et nouveaux migrants. Cette politique libérale de « laisser-faire » démontre la tolérance du travail clandestin par le gouvernement, des employeurs, mais aussi des citoyens qui s’accommodent d’une main-d’œuvre bon marché, tout en refusant d’accepter de nouveaux immigrés.

Dès lors, définir clairement la politique du gouvernement à l’égard des sans-papiers est un exercice particulièrement difficile car celle-ci est plus que jamais versatile : tantôt tolérante, tantôt restrictive, tantôt fermée à l’image des discours sur une immigration choisie niant leur présence sur le territoire, tantôt ouverte reconnaissant leur droit au séjour par des mesures de régularisations. Une autre politique suppose de sortir de cette sorte de double langage de tolérance dans l’intolérance, de discours d’ouverture accompagnés de discours criminalisant les immigrés.

La régularisation des sans-papiers en 2000 n’est pas devenue un instrument de la politique migratoire belge à l’instar d’autres pays comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce et le Portugal qui ont organisé à plusieurs reprises des régularisations massives. Au contraire, l’État belge avait annoncé clairement qu’il s’agissait d’une opération dite one shot.

Depuis lors, on assiste à un véritable immobilisme de la part des autorités en ce qui concerne la question des sans-papiers. La politique de régularisation actuelle consiste à régulariser au cas par cas en l’absence de critères clairs et précis et est donc, sujette à la complète discrétion du ministre de l’Intérieur. Alors qu’en juin 2007, le gouvernement a adopté une nouvelle loi en matière d’asile pour accélérer et améliorer la procédure d’asile, aucune loi en matière de régularisation n’a été prise malgré l’arriéré démesuré de dossiers auprès de différentes instances d’asile.

Aujourd’hui, il est certain que la situation actuelle des personnes sans-papiers est comparable à celle qui prévalait en 1999. Dernièrement, lors des négociations gouvernementales un premier accord sur le volet « immigration « entre les partenaires de l’orange bleue est apparu. Bien que maintenu secret, il prévoirait une régularisation pour longue procédure d’asile et donnerait la priorité aux sans-papiers qui pourraient apporter la preuve d’une offre d’emploi.

Si l’on peut parler d’avancées, un grand nombre de sans-papiers actuels risquent encore de n’être pas en mesure de régulariser leur situation et se voir contraints à rester dans la clandestinité. Obtenir une promesse d’embauche alors que l’on sait qu’ils sont engagés parce qu’illégaux ne constituera pas une procédure permettant aux sans-papiers d’être régularisé. Seule une régularisation basée sur des critères clairs autres qu’utilitaristes pourrait aider ces sans-papiers à sortir de leurs situations précaires. Quoi qu’il en soit, le cas des dix-huit afghans en grève de la faim pendant deux mois, pour qui un retour dans leur pays d’origine est impossible, démontre clairement qu’il y a urgence pour qu’une véritable politique de régularisation voie enfin le jour.

Marie GODIN et Andrea REA