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Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / Rubriques hors dossiers / Culture/Cultures - Classe/Classes / Interculturalité -Histoire de mots et de réalités

Quand d’aucuns évoquent les mots « pédagogie interculturelle », beaucoup d’enseignants répondent « difficulté, violences, religion, replis communautaires... » Ce melting pot n’est sans doute pas étonnant tant sont absentes les réflexions sur le concept d’interculturalité. Avec Nouzha Bensalah [1], nous avons voulu y voir plus clair.

Une fois qu’on a énoncé ce mot « interculturalité », on croit être au clair avec ce qu’il recouvre. Or, ce n’est pas vrai du tout. Quand on voit les détours que prennent les spécialistes, qu’il s’agisse d’identité, de rencontre, de méthode d’action,... on se rend compte de la polysémie de ce terme, pour le moins galvaudé.

Des mots à questionner

Le concept d’« interculturalité » est né dans les années 80, avec l’émergence d’une catégorie sociale « issue de l’immigration ». Il s’agissait des descendants de l’immigration ouvrière des années 60. Parallèlement, avec cette émergence, est apparue toute la problématique de la double culture que l’on a à l’époque formulée en termes « d’écartèlement entre deux cultures ».
Aujourd’hui, dès qu’il est question de publics immigrés, quels qu’ils soient, on ne parle plus d’action sociale ou culturelle, mais d’office d’interculturalité.
On devrait se donner la peine de questionner ce terme. Qu’est-ce que cette « interculture » ? La mise ensemble des deux termes présuppose la pluralité. En nommant l’« inter », on suppose qu’il y ait un espace « entre », celui qui sépare, donc marque la différence, mais qui en même temps relie ces cultures. Ces connexions n’ont pas vraiment été investies jusqu’ici.
Or, lorsqu’on parle de « Pédagogie Interculturelle », de quoi parle-t-on ? Est-ce une pédagogie qui intègre ou qui sépare les différences ?
La pluralité est un concept constitutif de l’organisation politique, sociale et culturelle de la Belgique. Or la pluralité ne se pose pas de la même manière s’agissant de pluralité belge ou de pluralité relative aux immigrés. Personne ne viendrait nier que pour la Belgique on puisse parler de « communautés », etc. Mais lorsqu’on parle de « communautés » s’agissant de l’immigration, ce n’est plus la même chose ; là, on parle en général de religion, d’Islam.
On peut aussi pointer le glissement actuel de l’« interculturel » vers la « diversité culturelle ». Ce dernier terme, emprunté au monde économique et à l’univers du markéting, laisse croire à une ouverture plus large sur la question de la pluralité, en tant que « marché » dont tous les éléments méritent d’être pris en compte. Cependant, il pose d’autres leurres, et est aussi cantonné à l’univers des immigrés.
Parmi ces leurres, citons le mythe de l’unicité belge : ce qui pose problème se pose du côté de la différence des cultures, celle qui lie et sépare le Belge et l’immigré. Ce terme de diversité escamote aussi la pluralité sociale et culturelle des immigrés. Enfin, la diversité ici reconnue introduit une pseudo neutralité de la société belge vis-à-vis des cultures différentes. À ses yeux, elles seraient équivalentes, et existeraient en dehors de toute influence du contexte dans lequel elles s’élaborent.

Communiquer dans ou hors contexte

Donc, la manière dont on pose la question de l’interculturalité est problématique parce qu’elle est souvent posée indépendamment de tout contexte. On fait l’impasse sur les rapports de force, de domination, sur le contexte économique et social, sur le cadre dans lequel se passe telle ou telle relation...
Dans le même sens, la question de la médiation, qui est partie d’une préoccupation louable, a fini par envahir tous les espaces des relations. Traditionnellement, on se confrontait à la différence et en définitive on construisait ainsi la mixité. Aujourd’hui, on peut se demander si la médiation est un processus de rapprochement ou une nouvelle manière de mettre à distance.

Et à l’école ?

Finalement, la vraie question reste : qu’est-ce que « l’interculturel » pour l’école, et quels sont aujourd’hui les dispositifs qui lui permettent d’être cet autre pôle de culture, nécessaire pour mettre les individus en mouvement en termes de mobilité sociale ? L’école semble avoir, de manière urgente besoin, d’un espace de rencontre avec les différences auxquelles elle se trouve confrontée.
Que réclame l’école quand elle veut faire de l’interculturel, par exemple via des médiateurs, pour rétablir ou établir le lien avec les familles immigrées ? Pas tellement de la traduction (sauf pour communiquer ce que veut l’école). Elle réclame en fait un vis-à-vis qui soit la famille, sur base de ses difficultés à assumer quelque chose qui est de l’ordre de l’éducation. Or, elle est consciente que l’éducation est aussi la fonction de la famille ; l’école lui demande donc d’assumer son rôle socialisateur. Où se pointe alors la difficulté de l’interculturalité ?
Le fait est que souvent l’école ne reconnait pas vraiment les ressources et les difficultés des familles en matière d’éducation ; pire, elle est encore le lieu de la disqualification sociale des familles et de leurs cultures. La rencontre interculturelle exige donc bien plus qu’une compréhension linguistique. Ne s’agit-il pas plutôt d’une clarification des rôles respectifs entre l’école et la famille, et de la formulation d’une nouvelle complémentarité ?

Et dans les classes ?

Quand des jeunes narguent un professeur d’histoire en lui disant, à propos des origines de l’homme, « On doit écrire votre cours ou la vérité ? », on pourrait dire qu’il serait urgent pour les enseignants d’être mieux outillés. D’abord pour ne pas mettre trop vite sur le compte de la culture des traits caractéristiques de l’adolescence, comme la provocation. Ensuite pour mieux comprendre ce qui est commun à toute adolescence en milieu populaire, à savoir une construction identitaire s’élaborant dans l’épreuve de la différence. Enfin, décrypter la place de l’école dans les rapports de force qui animent la société d’aujourd’hui, précisément sur ces questions de différences sociales et culturelles.
Dans les têtes de beaucoup de personnes et donc aussi d’enseignants, se schématise une hiérarchie des cultures. Quand dans la réalité se produisent des faits, soit qui ont l’air de corroborer soit qui ne collent pas à cette configuration hiérarchique, les réactions sont violentes (tant du côté des élèves que du côté des enseignants) : refus d’écoute, dévalorisation de l’autre, etc.
En matière de pédagogie interculturelle, on doit donc tenir compte de trois aspects : les traits d’adolescence, la position de dominé et aussi l’urbanité. Plus que jamais, la ville est un lieu de mise en perspective des inégalités et des différences. Il est important, pour des enseignants, de savoir que la ville est le théâtre de frottements et de conflits entre les différences, afin d’imaginer comment travailler avec ces données.
Ils peuvent s’ouvrir aux imaginaires dont chacun est porteur, et veiller à ne pas s’appuyer sur des identités virtuelles plaquées à priori.

Avec tous et chacun

Aujourd’hui, à Bruxelles, la diversification des publics issus des migrations est plus grande qu’il y a vingt ans. Il s’agit d’intégrer ces différences.
On peut donc se demander si l’école ne devrait pas renverser sa logique. Avant, la pédagogie scolaire n’intégrait pas la différence, elle ajustait sa pratique sur le général et chacun de nous, étudiants, avions à construire notre parcours. Aujourd’hui, l’école aurait à construire à partir des différences pour tendre vers quelque chose qui soit de l’ordre du général.
Il y a donc à construire une pédagogie en mouvement qui intègre les apprenants et leurs réalités. Non pas procéder à une pédagogie au rabais, mais à une pédagogie de qualité dont ont justement besoin les milieux concernés.
L’école est bien le lieu où se pose avec acuité la question de l’égalité des chances, de la démocratie, de l’accès aux ressources sociales et culturelles. Prendre toutes ces différences en compte peut éviter l’étonnement quand des élèves de 2e professionnelle ne sont absolument pas intéressés par la lecture de Tahar Ben Jelloun « alors qu’il est marocain comme eux » !
C’est une vision bien simpliste et réductrice de ne prendre en compte que le qualificatif « marocain ». Pareil lorsqu’on parle de « familles arabo-musulmanes » pour en donner des caractéristiques. Que dit-on de leur réalité, sur leurs projets éducatifs ? On va chercher dans des ouvrages scientifiques ce qui est dit du modèle familial arabo-musulman et on le plaque sur ces familles. C’est une aberration. Pourtant, c’est ce qu’on fait. On reprend ces modèles, on se réfère aux schémas habituels comme la domination du masculin sur le féminin....
On fait l’impasse sur ce qui s’est construit en immigration sur plusieurs générations. Or, ce sont des milieux où des femmes travaillent, qui ont des expériences avec l’école, positives ou négatives, mais ils les ont. Tout cela fait partie du bagage qu’emportent les jeunes lorsqu’ils vont aujourd’hui à l’école. C’est plus simple de dire « Ils portent une culture qui dit que... », mais quand on dit cela, on n’a encore rien sur la réalité du rapport lui même !

notes:

[1Sociologue et chargée de mission au Ministère de la Communauté française, Service de l’Education Permanente, responsable du secteur interculturel.