Dans les premiers temps où je tentais la Pédagogie institutionnelle, je mis à l’ordre du jour du Conseil un point : Je me plains.
Aux enfants de ces années-là, l’École n’avait pas l’habitude de donner la parole, ni d’ailleurs de prendre en compte les conflits interpersonnels qui inévitablement les perturbaient et agitaient la classe, car, selon la formule, elle ne voulait pas en entendre parler.
Mes élèves de 9-11 ans qui, pour la plupart, étaient dans les mêmes classes depuis l’école maternelle, trainaient de vieux conflits assortis de vieilles rancœurs qui n’avaient jamais eu l’occasion d’être régulés ou réglés sinon dans des bagarres de cour de récréation selon l’inacceptable loi du plus fort.
La rubrique Je me plains du Conseil ainsi que l’institution d’un Cahier de doléance dans lequel, plutôt que de se battre, les enfants pouvaient écrire leurs doléances, provoquèrent un déferlement, assez joyeux d’ailleurs (pour eux, bien moins pour moi) de demandes de règlements de comptes. Si je n’avais pas pris la précaution de minuter l’ordre du jour, tout le temps du Conseil aurait été consacré à ce que nous appelions donc les plaintes.
Pour la première fois — et c’est ce qu’il faut d’abord en dire — depuis qu’ils étaient élèves, ces enfants étaient écoutés à l’école. Non pas par la maitresse dans une relation à deux dont ils avaient l’habitude, mais par le groupe-classe : les pairs et un adulte enseignant. Un espace de liberté nouveau leur était offert, ils s’y ruaient et en abusaient, évidemment. Comme je l’ai remarqué depuis, à de multiples occasions, les enfants testent, avec fougue, les libertés nouvelles qui leur sont données, pour en jouir bien sûr, mais aussi pour vérifier si ça va tenir, comme s’ils n’en croyaient pas leurs oreilles ; en somme, pour les éprouver, ce qui peut être… éprouvant pour la patience de l’adulte.
J’ai compris assez vite que la formulation Je me plains était maladroite, car elle induisait… la plainte. On sait que les enseignants déclenchent par leurs comportements ou leurs techniques pédagogiques des déviances dont ils se plaignent amèrement ensuite. Dans un de ses aphorismes, Fernand Deligny [1]F. Deligny, Graine de crapule, 1945. lui-même disait : « Jouez au gendarme, ils joueront aux voleurs. »
Je suppose cependant que si cet espace de parole pour se plaindre était investi avec un tel enthousiasme, c’était sans doute qu’il était nécessaire. La souffrance est la chose la mieux partagée par les petits (et les grands) parce que la misère existentielle est le lot de chacun. Or, parler de cette difficulté à vivre (y compris au sujet d’autre chose) est un moyen de la rendre plus légère. Au Conseil, se plaindre d’untel ou d’un évènement, c’est (aussi) se plaindre tout court.
Une certaine pratique de l’écoute, en général, et de la classe, en particulier, m’a appris que derrière une plainte, quelle qu’en soit la raison, se cache toujours une plainte seconde dont le plaignant lui-même n’a pas conscience. Être entendu – non pas par le maitre seul, mais par le groupe qui protège du risque d’une relation à deux, adulte-enfant, toujours captative parce qu’asymétrique et infiltrée d’affects inconscients – aide à vivre. Et qu’au contraire, le sentiment de ne pas être entendu, de parler aux murs est une souffrance.
Je disais donc, au sujet de la patience à laquelle je m’efforçais : « J’ai les nerfs solides… » C’était ma manière de me plaindre des plaintes qui avaient déferlé sur le Conseil pendant les seules 15 minutes (heureusement) attribuées dans l’ordre du jour à la rubrique Je me plains.
N’ayant pas, à l’époque, compris encore tout cela, je n’ai jamais remplacé le nom de la rubrique par Je critique, par exemple, formulation plus adroite et induisant davantage un centrage sur les activités de la classe, les institutions, les responsabilités…
Si à cette époque, j’avais eu connaissance des pratiques de l’école de la Neuville, j’aurais choisi, peut-être, d’appeler ce moment Je râle, comme là-bas, qui a un côté plus léger et moins dramatique.
Un jour, dans mon équipe de pédagogie institutionnelle (Épi) de l’époque, comme je disais cette difficulté et mon étonnement devant cette avalanche de plaintes, Philippe Jubin, un camarade du Cépi [2]Cépi : collectif d’équipes de Pédagogie institutionnelle. m’a dit : « Mets donc une rubrique Je félicite ! »
Je l’ai fait. La première félicitation — ça ne s’oublie pas — a été : « Je félicite Stéphane qui arrive très bien à m’embêter en se balançant sur sa chaise ! » Même si, immédiatement, j’avais pointé la dérision et réexpliqué l’utilité de la nouvelle rubrique, j’en étais restée pantoise.
J’ai grandement tiré la leçon de cette expérience dont j’ai souvent parlé, ce qui m’a donné autant d’occasions de continuer d’y réfléchir et notamment sur le constat que dans les groupes, il est sans doute davantage source de jouissance de critiquer (de se plaindre) que de féliciter.
J’ai maintenu la rubrique Je me plains, dès cette première année, en m’accommodant, de mieux en mieux, de ses possibles dérives, car elle permet, en termes d’institutionnalisation du groupe, d’importants et bénéfiques effets.
Les plaintes, parlées et traitées pendant le Conseil, provoquaient des échanges propices à l’émergence et à l’adoption [3]À l’unanimité, c’était le mode de décision que j’imposais. Si elle n’était pas atteinte, les échanges se poursuivaient, d’un Conseil à l’autre, jusqu’à ce que plus personne ne … Continue reading des règles communes de la classe. À leur sujet, je pouvais dire : « Alors qu’est-ce qu’on pourrait faire… ? » Et, un jour, parce que la même plainte, une fois de plus, revenait sur le devant de la scène, je pouvais expliquer que : « Si nous décidions tous ensemble qu’on ne peut pas prendre les affaires des autres sans leur permission, si chacun était d’accord pour prendre cette décision, ce serait une de nos règles, une règle de la classe. »
Ainsi, parce que des plaintes, de manière récurrente, avaient été prononcées dans la classe, devant maitre et élèves ensemble [4]Et non pas seulement dites (dans une relation en tête-à-tête) au maitre qui n’a plus, dès lors, et au mieux qu’à faire la bonne vieille leçon de morale assortie de menaces, le tout ne … Continue reading ; parce qu’elles avaient été dites, entendues et discutées dans le groupe faisant médiation ; l’idée des règles communes de la classe pouvait émerger comme autant d’engagements personnels à les respecter. Car les enfants comprenaient alors — moment d’exceptionnelle importance dans la construction de la règle — qu’une telle décision, dans ce groupe-là, les contraindrait certes, mais surtout les protègerait bien mieux que n’importe quel adulte pourrait le faire.
Ces règles de la classe, et non pas du maitre ou de l’école, même si ce sont les mêmes, c’est très différent dans l’appropriation et la construction. Co-construction et coopération avec l’adulte et les enfants, plutôt que dressage. C’est l’alternative proposée par l’éducation nouvelle, à laquelle se réfère la PI, en termes d’éducation morale et citoyenne.
C’est parce que des critiques étaient dites en Conseil et qu’elles permettaient une recherche de solutions jusqu’à éventuellement la prise de décisions, que la classe était réellement institutrice. La réussite de nos projets jouait sur les envies d’apprendre que je constatais, sur les relations dans la classe de plus en plus apaisée où l’apprentissage de la solidarité et de la coopération devenait possible.
Gilbert Mangel, un autre camarade, aimait rappeler que : « Tenir Conseil, c’est faire de la loi ensemble. » Au cours du Conseil, les enfants sont dans la situation de pouvoir construire et intégrer la règle. Ils peuvent en comprendre le sens, l’utilité, sa nécessité même, afin de vivre et d’apprendre, ensemble, plus sereinement que dans n’importe quelle autre classe où ne se tient aucune assemblée instituée d’aucune sorte.
Une relation potentiellement nuisible
Les inévitables conflits interpersonnels dans un groupe, générateurs ou révélateurs d’angoisse, qui non résolus, interdisent à la fois l’activité commune et le développement affectif et intellectuel des participants [5]F. Oury et A. Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle ?, 1976. peuvent être autant de sources de progrès singuliers. Mais, pour cela, il faut un lieu spécifique institué pour en parler ensemble, c’est-à-dire d’une tout autre manière que dans une relation à deux, adulte-enfant, toujours meurtrière, disait Fernand Oury. La dissymétrie y est trop grande, le clivage trop nécessaire pour que la relation en face à face, maitre et élève, ne soit pas violente, captative, redoutablement déséquilibrée, au point que l’un ayant tout le pouvoir et l’autre aucun, le second devient l’objet du premier.
Le désir (inconscient…) de captation de l’autre, présent en chacun de nous, est le risque premier de la relation pédagogique [6]Et éducative et parentale. Il est possible d’aborder, selon cet angle, nombre de relations où un professionnel entre en relation avec un être plus faible que lui. Ce qui est le cas dans la … Continue reading, d’autant qu’à ne pas l’exercer ce pouvoir, l’enseignant est réduit à l’impuissance. Paradoxe et difficulté première d’un métier impossible.
La légitimation, par les institutions scolaires, de l’action consistant à éduquer, enseigner, former… permet, voire induit, que le professionnel abuse, en toute tranquillité et toute bonne foi du pouvoir que lui donne sa position institutionnelle. Gravement. D’autant plus gravement que la jouissance, inconsciente, de la maitrise de l’autre, se camoufle sous les oripeaux du projet (positif bien entendu) qu’il a et doit avoir, celui de voir grandir, s’éduquer, apprendre, se former… ceux avec qui il travaille.
Les conflits dans la classe, à l’égard de ce risque majeur du métier, à condition de n’être ni sous-estimés ni étouffés, peuvent représenter autant d’occasions d’un émancipateur travail collectif de la règle. C’est pourquoi l’institution Je me plains est bénéfique, à condition qu’elle fasse médiation entre le maitre et l’élève et, que l’enseignant qui se tourne vers la Pédagogie institutionnelle ait admis qu’il peut nuire personnellement à l’élève. Sinon il y a malentendu.
J’aimais dire aux professeurs d’école stagiaires : « Avant de vouloir faire du bien aux enfants, essayons de ne pas leur faire de mal. »
Au-delà de ce qui peut sonner, comme une formule, le Ne pas nuire, principe premier du praticien de la pédagogie institutionnelle, se profile le renoncement à quelques illusions, et l’exigence d’un effort de lucidité pour tenter de ne pas être dupe de soi-même quant au bien que nous souhaitons à l’autre.
Notes de bas de page
↑1 | F. Deligny, Graine de crapule, 1945. |
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↑2 | Cépi : collectif d’équipes de Pédagogie institutionnelle. |
↑3 | À l’unanimité, c’était le mode de décision que j’imposais. Si elle n’était pas atteinte, les échanges se poursuivaient, d’un Conseil à l’autre, jusqu’à ce que plus personne ne soit laissé sur le bord du chemin. |
↑4 | Et non pas seulement dites (dans une relation en tête-à-tête) au maitre qui n’a plus, dès lors, et au mieux qu’à faire la bonne vieille leçon de morale assortie de menaces, le tout ne servant strictement à rien d’autre que de rappeler la loi de l’école — ce qui n’est déjà pas si mal, mais ne fait guère avancer le groupe dans la gestion de ses conflits internes |
↑5 | F. Oury et A. Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle ?, 1976. |
↑6 | Et éducative et parentale. Il est possible d’aborder, selon cet angle, nombre de relations où un professionnel entre en relation avec un être plus faible que lui. Ce qui est le cas dans la plupart des institutions sociales : hôpital, maison de retraite, crèche, aide à la personne, prison, internat… |