Juge tisse

À côté de l’école, pour certains jeunes, il y a un(e) juge. Souvent, on ne le sait pas. Souvent, il vaut mieux ne pas savoir. Et en même temps, on ne le sait pas assez. Comment travaille-t-il ? Comment construit-il, lui, un rapport à la loi ? Avec quelles rigueurs, quelles questions, différentes, complémentaires ou semblables aux nôtres ? Mais que fait la Justice ? Interview d’une juge de la jeunesse.

De nombreuses institutions ont pour mission de renouer le fil
De nombreuses institutions ont pour mission de renouer le fil
Le juge de la jeunesse a deux grands champs de compétences : d’une part tout ce qui relève du civil, d’autre part tout ce qui relève du protectionnel. Pour ce qui est du civil, il s’agit souvent de trancher les différends entre des parents séparés : à propos de la garde des enfants, etc. Les démarches sont initiées sur base d’une demande du père ou de la mère. Dans ce cadre civil, je suis aussi chargée de suivre des dossiers d’adoption.

Dans le cadre protectionnel, je m’occupe d’une part des enfants dits maltraités ou en danger, d’autre part, des enfants qui ont transgressé. Parfois, la limite entre les deux cas de figure est ténue. Pour les cas de maltraitance, je peux prendre différents types de mesures ; la plus contraignante est l’éloignement familial. Je peux aussi ordonner un accompagnement éducatif, ou une mise en autonomie lorsque le jeune a plus de 16 ans. Je suis soutenue dans ces démarches par le service de protection judiciaire (SPJ), qui va par exemple chercher le lieu où l’enfant sera hébergé, ou le service qui procèdera à l’accompagnement éducatif.

Pour les mineurs qui ont transgressé (je n’aime pas l’étiquette « mineur délinquant »), je travaille le plus possible avec chaque jeune. Le travail se fait alors en deux phases. Il y a la phase préparatoire, où je rencontre le jeune pour informer le Procureur du Roi. Là, je peux mettre des mesures en place. Après six mois, je suis censée refermer le dossier et envoyer le tout au Procureur du Roi, qui décide soit de classer le dossier sans suite, soit sollicite d’autres mesures et convoque le jeune devant le tribunal de la jeunesse.

Accompagner

Durant la phase préparatoire, je reçois le jeune régulièrement dans mon bureau (parfois, en période de crise, plusieurs fois par semaine). Les mesures que je peux prendre sont très variées : je peux proposer une médiation, une concertation restauratrice en groupe, une hospitalisation… Il y a aussi des mesures plus contraignantes comme l’accompagnement éducatif, la réalisation de travaux d’intérêt général, le placement en milieu ouvert ou en centre fermé, d’une durée qui peut être variable (15 jours, un an ou plus). Je peux aussi ordonner une expertise psychologique. Je peux enfin prolonger mes mesures pour des jeunes jusqu’à l’âge de 20 ans. Encore faudrait-il avoir les moyens pour pouvoir mettre en oeuvre les décisions que je prends…
Lors de la deuxième phase, qui se déroule au tribunal de la jeunesse même, le Procureur du Roi est présent, de même que les personnes préjudiciées qui souhaitent se constituer partie civile. Dans de nombreux arrondissements judiciaires, c’est le même juge qui continue alors à suivre l’enfant ou le jeune, puisqu’il connait déjà le dossier.

Et l’école dans tout ça ?

Ce que je constate, c’est qu’il y a des réorientations de plus en plus précoces, soit pour les plus jeunes vers l’enseignement spécial, soit pour les adolescents vers l’enseignement technique et professionnel.

Pour l’enseignement spécial, c’est un acte d’exclusion qui peut se poser dès le tout jeune âge de l’enfant. Or cet enfant peut vivre toute une série de difficultés d’ordre familial ou personnel. Il est tellement submergé, qu’il peut éprouver des difficultés à se concentrer, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un quotient intellectuel tout à fait normal. Certes, l’enfant pourra par cette « réorientation » bénéficier de normes d’encadrement plus favorables. Cependant, veille-t-on par la suite à lui apprendre à s’autonomiser davantage et à réintégrer l’enseignement ordinaire ?

Pour les orientations vers les enseignements qualifiants, la problématique est différente. La période de préadolescence et d’adolescence est une période de contestation, et c’est heureux, car cela permet à ces jeunes de devenir des adultes. Malheureusement, si un jeune manifeste son désaccord avec l’autorité de manière trop exacerbée, on le réoriente trop souvent vers des filières moins « nobles ». À nouveau, ce n’est pas en soi négatif. Malheureusement, vu l’image que la société a de ce type d’enseignement, le jeune ne pourra pas sortir avec un bagage aussi valorisant et valorisé que s’il sortait de l’enseignement général. De plus, les résultats de ces réorientations ne sont pas du tout convaincants : souvent, on ne fait que déplacer le problème… Était-ce cela qu’il fallait faire ?

Parfois, l’enseignement général ne fonctionne pas pour certains jeunes, non pas faute de capacités intellectuelles, mais parce que les méthodes très traditionnelles qui y prévalent ne conviennent pas. Les méthodes trop centrées sur la restitution de matières et sur la soumission de l’élève s’avèrent difficiles à vivre pour certains jeunes, qui par ailleurs peuvent vivre des difficultés à l’extérieur de l’école. Très vite, ils « sentent » qu’ils ne sont pas pris en compte dans l’institution. Je ne suis pas enseignante, mais j’ai l’impression que réfléchir à d’autres méthodes pédagogiques permettrait aussi de répondre autrement au problème de la marginalisation de certains jeunes.

Inventer des moyens de raccrochages

De même, il serait bon de s’interroger sur les moyens de raccrochage que chaque école met en place pour ces élèves en difficulté(s). Il en va de même pour la question des limites et de la loi : évidemment, il faut des limites, mais en même temps, quel est le seuil de tolérance de chaque école ? Quelles mesures envisage-t-on lorsque les limites sont transgressées, qui n’aillent pas d’emblée dans le sens de l’exclusion ? Quels lieux de médiation sont possibles ?

Je constate que lorsque le jeune se trouve dans l’enseignement technique, professionnel ou en contrat Cefa, par exemple, il est possible de travailler avec des membres de l’équipe éducative, bien davantage en tout cas que lorsqu’il se trouve dans l’enseignement général.

Lorsqu’un mineur a transgressé, deux possibilités se présentent : soit l’école s’oriente très vite vers une exclusion provisoire ou définitive sans aller chercher plus loin. Dans l’enseignement général, c’est très fréquent. Soit l’école entame une collaboration pour mettre en place un accompagnement du jeune, même quand celui-ci est exclu.

L’accompagnement peut se manifester de différentes façons : établissement d’un contrat qui sera suivi par un membre de l’équipe éducative (et pas seulement pour sanctionner), création d’une relation plus personnelle avec le jeune,… Inventer des moyens pour recréer une accroche avec le jeune. Il arrive que le contact s’établisse entre moi et le corps professoral. Mais c’est exceptionnel.

Le savoir et l’étiquette

En effet, quand je reçois un jeune qui a transgressé, j’évite en principe d’en informer l’école. Je suis en effet tenue au secret professionnel, il s’agit de la vie privée des jeunes. De plus, je crains la réaction du corps professoral. Si c’est un premier fait, et qui peut être un accident de parcours (même pour des faits de violence avérée), je conseille même aux parents de ne pas présenter à l’école le justificatif de tribunal, et de justifier l’absence autrement.

J’ai parfois eu affaire à des jeunes qui m’ont raconté que suite à l’intervention du SPJ (service de protection judiciaire) qui travaille avec moi, et parfois investigue dans les écoles, des enseignants les ont interpelés en plein milieu de la classe pour faire des allusions plus ou moins voilées à leur situation… Bref, dans un premier temps, j’essaie de ne pas informer l’école, du moins tant que j’estime que la sécurité de l’école n’est pas mise en danger.
Il est clair que s’il s’agit d’un jeune qui trafique des stupéfiants aux alentours de l’école ou dans l’école, il faut agir autrement. De même, si je constate que le parcours scolaire est déjà chaotique, je demande au SPJ de prendre contact avec l’école — à condition d’avoir l’accord du jeune et de ses parents. Je ne prends pas ce type d’initiative si la scolarité se déroule bien.

Enfin, si un jeune évoque de lui-même sa situation auprès de membres de l’équipe éducative de l’école, je n’hésite pas à les inviter dans mon bureau. Mais toujours pour les inclure dans un travail qui suit la même ligne de conduite : tenir compte de la singularité de chaque jeune.

Un par un

Je vous donnerai l’exemple d’un même délit commis par trois jeunes. Chacun se verra attribuer des mesures différentes : l’un sera par exemple placé en section fermée en IPPJ (pour des raisons de sécurité publique — par exemple parce qu’il a déjà des antécédents et que les mesures mises en œuvre antérieurement n’ont rien donné). Le second jeune, impliqué de la même façon, suivra plutôt un accompagnement éducatif et réalisera des mesures d’intérêt général. Parce que c’est la première fois qu’il a transgressé, mais aussi parce que je sens que les parents ne sont pas très « cadrants ». Le troisième jeune, pour qui je sens la présence soutenante et cadrante des parents, se verra « simplement » imposer des prestations d’intérêt général.
Il est très important de comprendre qu’au-delà du fait commis, nous tenons compte du contexte, du sens et de l’impact que nos mesures peuvent avoir auprès des jeunes. Nous sommes donc très loin de l’application de peines automatiques qu’on demande parfois, même pour les jeunes.