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La littérature — art de l’écrit — est un moyen d’accès précieux non seulement à la connaissance du monde et des autres, mais surtout à une meilleure compréhension de soi. Dès lors, aider l’enfant « à entrer en littérature » s’avère d’une grande importance.

Il nous arrive parfois, au cours d’une lecture des plus littéraire et romanesque, d’être touchés avec force dans nos représentations de l’enfance. Nous en sor- tons alors enrichis d’avoir pu remettre en mouvement le souvenir d’évènements sur lesquels nous nous sommes construits et qui constituent nos savoirs sur l’enfance.
La littérature, en réactivant notre enfance dans des récits fictionnels, peut nous permettre ainsi de mieux la comprendre, voire de nous réconcilier avec elle pour être des adultes à même d’éprouver de la sympathie plutôt que du rejet et de la méfiance à l’égard de l’en- fance, des enfants, de l’enfant en nous, surtout.

UNE EXPÉRIENCE DE LECTURE...
Récemment, le roman américain de Robert Goolrick, « Arrive un vagabond » [1], m’a donné à lire une représen- tation littéraire saisissante de l’origine inconsciente du désir de savoir, et donc une occasion de réfléchir encore à la question de l’envie d’apprendre.
Il raconte une passion amoureuse entre un homme et une femme à laquelle un enfant — le narrateur qui en écrit l’histoire une fois devenu adulte — est mêlé.
Sam est le petit garçon et Charlie, un ami de la famille, compte beaucoup pour Sam, car il est plus compréhensif et aidant que ses propres parents, de bons parents, mais moins disponibles. Dans l’extrait ci-dessous, Charlie, soudain, submergé par une passion amoureuse et bien ignorant de l’enfance, sous-estime l’intérêt qu’un enfant peut porter à des comportements d’adultes qu’il ne comprend pas et qui vont pourtant le troubler pro- fondément. Il oublie de protéger l’enfant.
« Sam croyait ce qu’on lui disait. Il était fatigué de ne pas savoir. Il savait lire, il avait appris en secret, simplement en regardant les mots sur la page pendant que sa mère lui faisait la lecture. Il déchiffrait les bandes dessinées tout seul, ou presque. Il ne voyait pas de raison d’aller à l’école, comme c’était prévu à la rentrée de septembre, mais il était las de voir tout ce qu’il ignorait encore.
Parfois, dans le noir, alors qu’il classait et mémorisait ce qu’il voulait demander à Charlie quand il le reverrait, toutes les questions se fondaient en une seule, celle-là même qu’il ne pourrait jamais lui poser, et qui n’aurait pas de réponse : que faisaient-ils, tous les deux, quand ils retiraient leurs vêtements ? Pourquoi était-ce un secret ?
Et, une fois qu’ils s’étaient rhabillés pour le rejoindre, pourquoi faisaient-ils comme s’il ne s’était rien passé ? Cette question plongeait Sam dans une solitude comme il n’en avait jamais connue auparavant, car il ignorait ce qu’était la solitude, il ne l’avait jamais ressentie, jusqu’à ce jour où ils les avaient vus pour la première fois revenir dans la pièce, chez Boaty Glass. Ils se tenaient là, dans la cuisine, comme si de rien n’était.
Pendant qu’il feuilletait ses bandes dessinées, eux étaient devenus d’autres per- sonnes, et Sam sentait confusément que lui aussi ferait de même un jour, une fois que quelque chose se serait passé. Il ignorait quel évènement précipiterait cette transforma- tion, ou combien de temps ça prendrait, mais ça finirait par arriver, ce qui le rendait triste, car il avait subitement l’impression que tout ce qui adviendrait entre maintenant et ce jour serait aussi dérisoire que ces stupides images de canards en costume de pirates qu’il avait sous les yeux. Soudain, il prit conscience du corps dans lequel il vivait, et du fait qu’un jour il changerait. Il espérait qu’il devien- drait comme celui de Charlie, mince et musclé, doux, pas trop grand, plutôt que comme celui de son père. Un corps comme celui de Will lui aurait paru trop lourd à habiter, trop imposant à porter. Son père n’était que plis et ron- deurs accueillantes ; Charlie, quant à lui, était comme une table en bois, lisse et plat.
Non seulement Sam prit conscience de son corps, mais il en prit peur. Il lui semblait si fragile, si petit, si transi- toire. Il s’y passait des choses qu’il ne comprenait pas. Ça bougeait, à l’intérieur. Il entendait des bruits, ceux de son corps au travail, comme un train minuscule filant sur des rails bien droits. Il ignorait comment tout ça fonctionnait. Il n’aurait même pas su quelles questions poser pour le savoir, ni à qui. Pas à son père ni à sa mère. Charlie n’hési- terait pas à tout lui raconter, mais par où commencer ? Ça empêchait Sam de dormir. »

... INSTRUCTIVE
Cet extrait montre l’intrication étroite pour l’enfant entre la quête d’un savoir sur lui-même et le désir de surprendre les secrets liés à la sexualité des adultes.
On y lit, exprimée de manière sensible, la solitude de l’enfant, qui se sait ignorant et en souffre ; qui se sent abandonné quand il est tenu à l’écart des secrets des adultes. Cette difficulté d’être et de grandir est dite là, bien mieux que ne pourrait le faire un discours théorique.

Car le désir de savoir que la psychanalyse nomme pulsion épistémophilique [2] serait la conjonction de deux pulsions, la pulsion scopique — l’instinct qui pousse à voir — et la pulsion de maitrise. Il s’exprime initialement dans l’intérêt passionné de l’enfant à l’égard de son origine, et en particulier de la scène primitive, celle de sa conception.
Cette curiosité s’exprime dans la réalité par l’envie passionnée des enfants de surprendre les secrets de la vie affective et sexuelle des adultes.
Ce flux pulsionnel — inassouvi — ne peut que se sublimer en se déplaçant vers des objets de connaissance culturels et sociaux — notamment les apprentissages scolaires, le désir de savoir lire et écrire par exemple — auxquels son environnement éducatif (parents, ensei- gnants, famille, amis...) invite l’enfant.

PASSER LE GOUT DU TEXTE.
Nous connaissons tous des enfants passionnés de lecture, dévoreurs de livres. Ils demandent à la littéra- ture des histoires, des histoires et encore des histoires pour, comme le dit un personnage de roman pour la jeunesse, « ne pas rester seul avec [leur] histoire » et sur- tout pour trouver des réponses aux questions qu’ils se posent sur le monde et sur eux-mêmes.
Le gout de la lecture s’acquiert quand, au hasard d’une histoire « offerte », lue à voix haute par un adulte, un enfant, le plus tôt possible — mais il n’est jamais trop tard — se dit que, dans ce texte, il est question de lui- même.
On sait que les contes, les albums pour les petits, sont propices à l’accès à la littérature et à ses bienfaits en terme de soulagement des tensions intérieures. Ensuite, pour les plus grands, des auteurs pour la jeunesse, faisant preuve d’une grande sensibilité à l’en- fance, proposent des textes qui font écho aux interrogations existentielles qui troublent les enfants.
Le gout de lire se transmet de cette manière et le pas- sage à la littérature — dimension artistique et culturelle de l’entrée dans l’écrit — peut s’opérer. Advient alors un lecteur qui connaîtra « cette passion désordonnée et cette volupté qui sont cent fois plus fructueuses que cent années d’école » dont parle Gianni Rodari [3] dans son introduction à l’art d’inventer des histoires.
Un lecteur qui trouvera dans l’écrit des aides pour grandir en humanité, car « le texte éclaire l’opacité d’au- trui qui, dans le monde réel, fonde toutes les solitudes et les intolérances. La lecture romanesque est bien d’abord cela : une pédagogie de l’autre. » [4]

notes:

[1R. Goolrick, Arrive un vaga- bond, Éditions A.-M. Carrière, 2012.

[2Selon la théorie psychanalytique, ce terme désigne le désir de savoir qui serait « une forme détournée des pulsions sexuelles dans une interrogation sur la nature de la sexua- lité » (diction-
naire Larousse).

[3G. Rodari, Grammaire de l’imagination, Rue du Monde Éditions, 1997.

[4V. Jouve, L’effet personnage dans le roman, PUF, 1992.