La lettre au roi

En Belgique, les programmes d’histoire de quatrième année secondaire prescrivent, pour la plupart, l’étude de la Société européenne de la fin de l’Ancien Régime. La « lettre au Roi » est une activité qui s’inscrit dans ce passage obligé.

166_08_1.jpg Avant de commencer l’étude de la Société d’Ancien Régime, le professeur compose des sous-groupes de deux élèves[1]Le travail en sous-groupe de pairs multiplie les occasions de conflits socio-cognitifs : ces groupes sont des lieux et des temps de parole, où, confrontés aux problèmes posés par la tâche à … Continue reading. Chaque couple se voit attribué un rôle correspondant à un groupe social. Exemples : fermier-laboureur / métayer / manouvrier / marchand-fabricant / compagnon / maitre d’une corporation / financier / armateur / journaliste / noble de robe / noble de cour / petit noble rural / curé de campagne / évêque / domestique. Puis les élèves sont informés de ce qui suit.

L’heure de cours qui suivra la fin de l’étude collective des textes de synthèse et de documents concernant la société européenne à la fin de l’Ancien Régime sera consacrée à la rédaction d’une lettre adressée au Roi Louis XVI, à une date de son règne antérieure au début de la révolution de 1789. Longueur minimale : une page manuscrite. Elle contiendra une description de la situation sociale de son auteur. Elle dira quelque chose des rapports entretenus entre l’auteur de la lettre et des membres d’au moins deux autres groupes sociaux. Elle contiendra une demande précise et argumentée, adressée au Roi. Elle devra respecter la forme d’une vraie lettre (lieu et date, entête, formule de politesse, signature). Toutes les lettres seront annotées par le professeur puis lues au groupe-classe dans le cadre d’une correction collégiale, au cours de laquelle seront évalués le respect des différentes consignes, la pertinence de la demande, la valeur de l’argumentation. Si les élèves concernés le souhaitent, les meilleures productions seront ensuite affichées sur les murs de la classe (ou proposées à la publication dans le journal de l’école ou placées sur un site informatique, selon les possibilités).

Justification pédagogique de ce dispositif

Dans la première phase, il s’agit de mettre les élèves en projet en leur proposant une tâche qui constitue un problème à résoudre. L’accomplissement de cette tâche n’est possible qu’à condition de s’être approprié un certain nombre de concepts (exemples : Ordre d’Ancien Régime, classe sociale, glissement social, barrière sociale, monarque absolu) de savoir-faire (exemple : pouvoir rédiger un texte argumentatif) et d’attitudes (exemple : se décentrer – voir ci-après) dont l’appropriation figure parmi les objectifs pédagogiques du dispositif didactique. On a donc à faire ici à des situations-problèmes. Le fait de communiquer aux élèves les consignes en rapport avec cette tâche avant d’entamer l’analyse des textes de synthèse et d’autres documents concernant l’époque et la société correspondante (activité prenant en moyenne quatre périodes de cours), contribue à les motiver pour cette première étape, puisqu’il s’agit d’un passage obligé pour parvenir à concevoir le document imaginaire demandé. Cela leur donne également le temps de préparer leur production, d’en rédiger des brouillons, que le professeur pourra annoter ou commenter à leur demande. Chaque production finale sera notée, mais il ne sera tenu compte de cette note que si elle améliore la moyenne de la période pour l’élève concerné (comme il s’agit d’une activité inédite, l’enseignant reconnait ainsi le droit des élèves à l’erreur). La proposition soit d’afficher, soit de faire paraitre les meilleures productions dans le journal scolaire ou sur un site informatique, est un incitant à bien faire.

La rédaction de ces lettres au Roi est aussi l’occasion, pour les élèves de vérifier et d’approfondir l’appropriation de concepts travaillés tout au long de l’étude détaillée des textes de synthèse.

Au moment de les annoter, le professeur peut procéder à une évaluation diagnostique de l’appropriation de ces mêmes concepts ainsi que des attitudes et des savoir-faire requis pour mener la tâche à bien. Et l’analyse collégiale de ces productions donne l’occasion de préciser encore certaines notions concernant, entre autres, les différentes classes sociales et les rapports qu’elles entretenaient, les droits seigneuriaux ainsi que le rôle du roi dans une monarchie absolue. Elle permet aussi de débusquer certains anachronismes.

Intérêt de la technique des documents imaginaires

La technique didactique des documents imaginaires, dont la lettre au Roi n’est qu’un exemple, convient particulièrement dans le cadre d’un cours dont, conformément au prescrit légal, l’objectif central est la formation de citoyens-acteurs.

Pour comprendre la signification et évaluer la fiabilité d’un document quel qu’il soit, il faut pouvoir se décentrer mentalement c’est-à-dire se mettre en pensée dans le contexte qui a présidé à sa réalisation. Dans cet ordre d’idées, il est du plus haut intérêt de s’intéresser à son auteur et, le cas échéant, à son commanditaire. Si l’on dispose des informations nécessaires, on pourra savoir dans quelle mesure l’auteur ou le commanditaire était concerné personnellement par les évènements, la situation ou le problème dont le document fait état et ce qui l’aura motivé à le réaliser. On pourra ainsi évaluer la fiabilité de l’écrit concerné : l’auteur ou le commanditaire avait-il intérêt à mentir ou à cacher une partie de la réalité dont il traitait ; en était-il bien informé ? Etc. Or, pour réussir la tâche consistant à produire un document imaginaire dont l’auteur, des éléments du contenu et la finalité sont imposés, les élèves sont contraints de se poser ces questions. Ce type d’activité se justifie donc tout à fait si l’on poursuit le but de rendre les apprenants capables de comprendre et de juger de la fiabilité d’un document.

De plus, la technique des documents imaginaires, par l’effort de décentration qu’elle impose, heurte de front une représentation dominante des évènements et situations historiques comme des données objectives, des faits ou des objets à étudier. Elle favorise une prise de conscience du fait que notre connaissance du passé ne peut être qu’imparfaite, puisqu’elle est en grande partie élaborée à l’aide de productions humaines reflétant des points de vue forcément partiels et empreints de subjectivité. Cette prise de conscience est particulièrement favorisée quand le dispositif didactique prévoit, comme dans l’exemple décrit ci-avant, que les différents sous-groupes d’élèves ont à effectuer le même type de démarche intellectuelle, mais en endossant des rôles différents.

Ce genre d’activité met aussi à mal la représentation dominante de l’histoire comme se déroulant en dehors de la volonté du commun des mortels, représentation faisant bien évidemment obstacle à l’objectif de contribuer à rendre les élèves acteurs de la société à laquelle ils appartiennent.

Enfin, ces tâches créatives sont susceptibles de développer la capacité des élèves à utiliser la pensée divergente c’est-à-dire à ouvrir le champ des possibles pour résoudre un problème plutôt que de « chercher la bonne réponse » (sous-entendu celle qu’attend sans doute l’enseignant).

1er exemple

Selon la consigne donnée, l’auteur de la lettre devait être un domestique

Paris, le 17 septembre 1780

Sire,

Je me permets de me rappeler à votre souvenir. Je suis Joseph Jacouille, jardinier de la demeure de Monsieur Londubards. Je vous ai sauvé d’un terrible complot il y a deux ans. Les auteurs de ce complot étaient mon ancien maitre, Monsieur Dubois, et son voisin. Je les avais surpris alors qu’ils envisageaient de me confier la lourde tâche de vous tuer. Car ils en avaient assez que tous les pouvoirs vous soient réservés. Et comme j’ai depuis toujours un profond respect envers votre personne et votre famille, j’ai préféré, sans hésitation, sauver la vie de Sa Majesté le Roi plutôt que de laisser faire une chose aussi dramatique. Ceci en ayant risqué ma place.

Alors j’ose me permettre de vous demander une faveur. Depuis peu, j’ai eu l’immense plaisir de faire pousser des fleurs du Nouveau Monde dans le jardin de Monsieur Londubards. Elles sont de couleur verte et blanche. Ces fleurs magnifiques m’ont donné l’envie de les appeler « Louis XVI », et ceci je ne le puis qu’avec votre accord. (…)

Plutôt réussi car la demande est raisonnable et solidement argumentée. De plus elle est en relation avec l’activité professionnelle de l’auteur de cette lettre imaginaire.

2e exemple

Selon la consigne donnée, l’auteur de la lettre devait être un fermier-laboureur

Lion, le 9 avril 1787

Votre Altesse royale,

(…)
Suite à un petit conflit relationnel, deux des plus somptueuses robes de ma femme ne nous ont pas été rendues.

En effet, une « amie » faisant partie de la bourgeoisie d’offices a ajusté les deux robes dont je vous parle et, sachant que prochainement une soirée est prévue, celle-ci refuse catégoriquement de les rendre à ma femme, sa propriétaire.

C’est donc en me soumettant à vous et à vos conditions, que je vous demande de bien vouloir envoyer une lettre à cette chère Roseline Dubois qui réside à l’adresse suivante : 131 avenue de la Corse, 1100 Lion, en usant de votre autorité et en lui demandant d’avoir la gentillesse et l’amabilité de bien vouloir nous rendre les précieuses robes de ma femme.

Je pourrais bien sûr le faire moi-même mais je pense qu’en tant qu’Altesse royale vous feriez plus autorité à ses yeux. (…)

Ce texte est plutôt insatisfaisant car il témoigne d’une mauvaise perception de la condition sociale des fermiers-laboureurs et des relations que ceux-ci pouvaient entretenir avec des personnes issues de la bourgeoisie d’offices. Il n’offre aucune description de la situation sociale de son auteur. La demande adressée au Roi est irréaliste.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le travail en sous-groupe de pairs multiplie les occasions de conflits socio-cognitifs : ces groupes sont des lieux et des temps de parole, où, confrontés aux problèmes posés par la tâche à accomplir, se confrontent les représentations des apprenants. Il est important que ce soit le professeur qui compose les sous-groupes car s’ils sont formés en fonction des affinités personnelles des élèves, certains élèves risquent de se trouver mis systématiquement à l’écart, on peut s’attendre à une « dérive fusionnelle » (les apprentissages sont sacrifiés au profit des relations).