Dans une école artistique où les élèves s’inscrivent d’abord parce que c’est plus près de chez eux, interroger la misère et retisser des cohérences.
J’ai envie de lancer l’hypothèse suivante. Que ce soit dans la population immigrée ou chez ces gars qui ont fait 25 écoles avant d’arriver chez nous, la misère, plus que l’absence d’argent, c’est l’absence de structure. Il y a du pognon, le pognon circule : on claque 3000 balles au Fuse ; il y encore 3 jours, un type vendait à 5000 balles des montres Breitling. Si misère il y a, c’est surtout au niveau des structures culturelles qu’elle se manifeste.
Si je reprends les concepts de capital chez Bourdieu, capital économique, capital culturel... c’est leur capital culturel qui est complètement émietté. Voyons comment cet éclatement se manifeste à l’intérieur des paramètres suivants.
Le temps, l’espace, les outils, les relations, le savoir
Le temps est vécu de façon complètement ponctuelle. C’est l’instant qui compte. Quand on leur demande un travail, il faut aussi découper avec eux toutes les étapes, toutes les échéances qui vont faire que le résultat sera là dans les délais prévus : « Tu vas le faire quand ? Ce soir, et comment, avant et après quoi ? Et quand tu arrives, tu fais quoi et comment ? » On apprend à repenser que le temps est une matière que l’on peut travailler.
L’espace, il est aussi complètement ponctuel. L’espace est là où je suis maintenant et puis c’est tout. Il y a ici et il y a chez moi. On pourrait comparer cela à une maladie des yeux qui fait qu’on voit très précisément un objet, une chose et que tout le reste est complètement flou. Il y a entre eux deux ou trois réseaux spatiaux, le reste ce n’est rien, c’est le chaos, ça n’existe pas. Et même dans le lieu de la classe, l’espace est complètement chaotique : « je m’installe n’importe où, n’importe comment, les choses tombent... » Il n’y a pas de lieu, il n’y a pas d’espace. Le travail du professeur est : leur faire prendre conscience des espaces dans lesquels ils vivent.
Les objets. Les seuls objets qui comptent sont les objets du désir : « Je veux m’acheter ça, j’aime ça ». Tous les outils intermédiaires sont considérés comme non valables. Le cahier, par exemple, c’est un truc de papier qu’on sort... Il y a donc un travail à faire sur la restructuration des objets. Les soigner, les aimer, se les approprier.
Les relations humaines sont aussi complètement émiettées : tout est blanc ou tout est noir. Il y a les copains, et puis il y a les autres. On fonctionne selon le système de la tribu, de la communauté. Les uns contre les autres... Le rôle du prof est alors d’amener « de la tribu à la république », c’est-à-dire de rencontrer des gens qu’on était pas censé fréquenter et de créer des liens avec eux et même pouvoir travailler ensemble.
Le savoir. Là aussi, c’est une espèce d’émiettement lié à ce qu’on pourrait appeler une sorte de zapping culturel. La culture zap : on sait des choses parce qu’il y a les médias, on écoute beaucoup les radios, on regarde la TV. Chaque tribu possède d’ailleurs ses codes et ses informations particulières. Leur savoir est atomisé.
Le travail du professeur ? Leur livrer un « anti-zap-savoir ». Alors qu’avant il fallait sortir de l’école, ouvrir sur l’extérieur, montrer, aller au musée, faire des voyages, etc., depuis cinq ans je fais le contraire : je reste dans la classe. Là, je livre une « phrase classique » qui commence le 1er septembre et qui se termine fin juin. Et fin juin, quand on la retravaille, c’est très fort. Avec d’autres paramètres, comme le plaisir, l’humour, la manière personnelle, etc., on restitue ce qu’on a dit depuis septembre jusqu’à maintenant. À cet instant, les étudiants sentent concrètement les structures et les cohérences du savoir : ils s’en souviennent après.
Et cette phrase, en histoire de l’art puisque c’est ma branche, elle leur restitue non pas le hiphop, la BD, la TV mais les grands topiques classiques de la culture bourgeoise dominante. Je leur offre Raphaël, Léonard de Vinci, Picasso, et avec eux les structures de l’Histoire. Ainsi, j’essaie de leur donner des outils de base pour leur insertion.
Du rituel dans l’art
Ça, c’est pour le savoir. Et ça se fait à travers un ou deux outils, pas beaucoup. En premier : le cahier. Le cahier, c’est vraiment l’objet qu’on apprend à traiter. Si le cahier est en miettes, on arrête tout et on traite le problème du cahier. « J’ai pas d’argent, m’sieur ! ». Evidemment, il n’a pas d’argent : il a 3000 balles pour le Fuse, mais il n’a pas d’argent. OK, on va trouver l’argent. Je lui trouve un cahier et on construit l’idée que même s’il n’a pas l’argent pour le cahier, il aura quand même un cahier parce que « c’est très, très important d’avoir un cahier ». Et je théâtralise cela, de même que les félicitations pour les outils bien tenus.
Le temps, on le coule en longue durée : un an. Parfois, j’essaie de projeter leur avenir sur quatre ans. Une très, très longue durée pour eux. Est-ce qu’ils savent se projeter ? Puis, la durée d’un an. Et puis, on découpe jusqu’à la durée du cours. Comment rendre concret le rapport entre l’instant présent et la projection de leur vie dans le futur ?
L’espace. C’est tout un travail. Parfois je « perds » un quart d’heure à replacer, à revider, à remettre... Et au milieu de l’espace et du temps, qu’y a-t-il ? Il y a des corps. Le combat entre le 1er et le 15 septembre, c’est de ritualiser les corps. Un détail important : la veste. Vous ne savez pas les combats que je mène pour qu’ils enlèvent leur veste c.-à-d. pour qu’ils quittent la rue et entrent dans la classe et qu’ils « baissent la garde ». Il y en a un, je sentais que j’allais lui enlever sa peau, sa carapace ; je la lui ai laissée en échange d’une attitude « impeccable ». Les jeunes profs eux sautent comme des bouchons parce qu’ils laissent trois gars se mettre au fond de la classe, avec leur veste et leur casquette, contre le radiateur. « C’est rien ! Allez, on commence le cours ! » : cela pète, un quart d’heure après, c’est clair. Parfois, à cause de ces objets, on est sur le fil : ça passe ou ça casse ! Si le conflit s’engage, il faut voir comment récupérer affectivement l’élève.
Sur tous ces paramètres - le temps, le comportement, le corps, les objets, les relations humaines - il faut donc retisser des cohérences et installer un rituel qui prendrait une valeur objective. Inventer une loi qu’on assume. Introduire l’idée que les codes sont des alliés, pas des ennemis. Les élèves, en effet, sont spontanéistes : sur les objets, sur le temps, etc. Ils sont dans la volonté ponctuelle : là se situe leur misère. Et notre travail à nous - surtout lorsque les familles n’ont pas pu le faire - c’est de retisser les cohérences là où tout est pour eux éclaté.
Les miettes de 68
En 68, la loi et l’ordre c’était la droite. La liberté était à gauche. Maintenant c’est l’inverse : la loi est passée à gauche à partir du moment où elle est une garantie d’équité, de vie collective et d’insertion. Et derrière la loi, il y a le prof, la direction, les procédures, le renvoi... Il y en a de temps en temps qui sont tellement en dehors que l’école ne peut plus assumer : ce n’est plus dans le champ d’action du prof parce qu’on est dans autre chose, la pré-délinquance. Et à un moment donné, le prof se dit : « Il n’y a plus d’état d’âme. Je ne suis pas policier. Je téléphone à des policiers. Je téléphone à des psys ». Et donc, je passe le relai : je téléphone au flic et au psy parce que c’est en dehors de mon champ, de mon premier outil qui est le savoir. Quand cela ne va plus, je passe la main.
La misère dans notre école, elle est enfin institutionnelle [1]. On est dans une école qui était personnaliste et soixante-huitarde, deux qualités qui étaient très porteuses à un certain moment. Aujourd’hui, ces deux qualités se retournent en défaut. Le personnalisme fait qu’on culpabilise, et ça tombe sur Jean, Jacques et Jules et on ne lit pas la loi, la règle et la République en termes de chose générale. L’éclatement soixante-huitard, quant à lui, s’est perdu en émiettement. Alors il faut un peu ramasser les morceaux et faire quelque chose avec ça.
Cet article est une version abrégée de l’intervention du même titre, lors des journées consacrées à la Férocité du social, en 1999, dont les actes ont été publiés dans la revue Travailler le social, n°27/28, 2000.
[1] Depuis lors un travail structurel s’est opéré dans le lieu de travail dont je parle et la communauté éducative a retrouvé des solidarités efficaces dans le sens exprimé ici.