Recherche

Commandes & Abonnements

Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / TRACeS 202 - Rigueur - Septembre 2011 / La rigueur d’une mise en scène - Comment faire (avec) des trous dans le cadre

Mots-clés

Il est 9h15. Elle fait irruption en classe. Les cours ont commencé depuis plus d’un quart d’heure. De la porte, elle salue chacun. Puis, elle nous observe et prend tout son temps. Elle savoure les regards qui se posent sur elle et semble attendre l’effet produit avant d’aller s’assoir. Les autres rient, le chahut commence.

Je suis là, stupéfaite, devant le spectacle joué par cet élève, je sens la colère monter. J’avais préparé mon cours, j’avais imaginé les séquences, j’avais noté soigneusement tous les détails et voilà qu’elle a détruit tout cela en quelques instants. Elle ne se rend pas compte combien c’est difficile de motiver ce groupe de quatrième si peu enclin à s’investir dans le travail scolaire.
Et toi, Noëlle, comment réagissais-tu devant ces élèves qui faisaient de leur entrée en classe un numéro de cirque ou une véritable mise en scène théâtrale ?
Ce que tu racontes me parle beaucoup parce que j’ai vécu vraiment les mêmes situations. Au début, j’ai fait comme tout le monde : engueuler l’élève, lui demander s’il était passé au secrétariat, s’il avait le papier pour rentrer en cours, enlever des points, m’énerver, répéter ce qui avait été dit... « Débrouille-toi. » Mais rien n’y changeait. Après, je ne croyais plus moi-même à mes façons de faire. Et j’en ai cherché d’autres.
Et si l’imagination et la créativité étaient parmi les atouts essentiels pour devenir prof ? Savoir se saisir de l’instant et jouer avec. Être soi-même acteur de la pièce qui se joue là, entrer en scène, ne pas rester au bord de la piste... Mais comment faire quand on est face à sa propre émotion, à sa peur de se faire « déborder » par le groupe ? Comment continuer à se sentir légitime quand tout est mis en œuvre pour que nous déstabiliser ?
Peut être simplement s’intéresser, ne plus se mettre au centre, mais essayer de regarder les choses depuis le point de vue des élèves. Sans certitude bien sûr puisque c’est le leur, mais... aller de leur côté en tout cas. Je passais du temps à les observer, à les écouter. Je les voyais, par exemple, sur le chemin vers l’école, là, dans la rue, dès 7h30. Ils auraient très bien pu entrer en classe, mais ils préféraient rester dehors. J’ai imaginé qu’ils n’étaient pas très pressés d’arriver dans ce lieu où pas grand-chose ne les attirait, rien de croustillant si ce n’est les sanctions, les engueulade, ou comme ils disaient : « C’est toujours la même chose à l’école. »

Mise en scène et regards croisés

Tu les observais dehors et cet élève te dévisageait dedans... Vos regards se croisaient. Peut-être que cette façon qu’elle avait de se faire remarquer autrement que par des savoirs, en mettant en jeu son attitude et son corps, c’était sa façon à elle de te convoquer, de t’interpeler autrement, de provoquer ta réaction ? Et comment réagir ? J’aimerais moi aussi être ailleurs, là où elle ne m’attend pas... À quelle mise en scène faisais-tu appel quand tu commençais la classe ?
Chez moi, dans mes temps de préparation de cours, je ne m’occupais pas seulement des contenus et des méthodes, mais je prenais aussi le temps de réfléchir à l’organisation de l’espace classe et des temps, aux séquences successives et à la place de chacun dans le groupe. J’essayais, par exemple, de ne pas commencer le cours avec trop de consignes directives, les mêmes pour tous. Mettre les élèves au travail, par petits groupes, sur base d’une ou deux pistes de recherche. Et me permettre ainsi d’accueillir l’élève en retard (il y en a toujours un…), en manifestant le plaisir de le voir, en lui demandant des nouvelles de l’une ou l’autre chose. Puis le conduire vers un groupe de travail ou lui donner une autre tâche.
Il faut l’audace d’oser le déplacement, le contournement de la difficulté, de refuser le frontal. Tout cela demande un effort important pour le prof, mais produit des effets, dont cette sensation de recommencer « à neuf » à chaque cours, sans accumuler les ressentiments, les rancunes contre l’un ou l’autre. Tu as appris à aider les jeunes à reformuler, à reprendre ce qui s’était passé avec leurs mots, des mots différents. Ces temps d’accompagnement et de consolidation des liens dans le groupe font aussi partie du processus de construction des savoirs. Mais quand parlais-tu avec tel ou tel de son retard ?
J’y revenais parfois en fin de cours. Je me devais de faire respecter les règles qui favorisent le vécu commun. Être à temps, c’est important pour la vie du groupe. Quand la question prenait trop d’importance, il m’arrivait de la mettre à l’ordre du jour du conseil, non pas pour culpabiliser les élèves, mais pour mettre ce problème en recherche pour le groupe entier : « Il y a un problème avec les retards, comment fait-on, comment pourrait-on s’aider les uns les autres à être à temps ? » Il y a même une classe où les élèves allaient se chercher les uns les autres à la maison pour être à temps...

Question de temps, question d’écriture

Le temps et les temps. Celui rythmé par les sonneries de l’école et celui organisé (ou désorganisé) par les rencontres, les échanges, les copains. Deux temps très différents qui se succèdent, mais sans se rencontrer, sans liens entre ce qui est vécu à l’extérieur et ce qui s’apprend à l’intérieur. Comment imaginer un fil tendu entre les deux ? Où se trouve la place de ce lien là ? Comment l’ébaucher pour qu’il fasse sens et que les élèves en deviennent eux-mêmes les tisserands ? Est-ce cela la rigueur ?
À l’école, la rigueur est souvent synonyme d’horaires et de programmes à respecter, de règlement et de sanctions. On parle de « cadre », mais il y a aussi un autre type de rigueur, un autre type de cadre que j’appellerais « rigueur de présence », c’est-à-dire tout ce à quoi je fais attention pour être la plus présente et la plus proche possible des élèves ET aussi de ce que nous avions à faire ensemble. Avec ce souci-là, j’essayais entre autres d’anticiper ce qui pourrait se passer si on travaillait ainsi ou ainsi, comment réagirait une telle et en fait, imaginant les uns et les autres dans la classe pour ce cours-là, je préparais les contenus d’un cours, les démarches pour faire apprendre et les possibles modalités d’accueil du moment, en fonction du groupe et de chacun. Me voir dans la classe, me préparer à recevoir l’imprévu me rendait mieux présente sur le moment.
Avec Noëlle, je partage le gout de l’écrit. Elle me parle de ce cahier qui, au début de son métier de prof, contenait les préparations bien faites, comme il faut, ordonnées, mais qui au fil du temps s’est rempli des remarques des élèves, de leurs réflexions, d’observations faites en cours ou à l’extérieur et aussi d’idées qui viennent au détour d’une rencontre, d’une lecture. Ce cahier de notes qui est l’outil qui construit l’espace et le temps d’un cours autrement, qui autorise la place aux élèves les plus remuants, mais aussi qui permet de sauver sa peau et celle du reste du groupe.
Et j’ajouterais qu’écrire est aussi une manière de sortir de l’immédiat, de ces griffes, de ces coups laissés par la vie sur la peau de chacun. Écrire et mettre à distance cette rage qui nous habite, finalement, tous. Écrire et se réparer. Tisser une toile que chacun (élève ou prof) pourra ensuite ajourer, ajuster pour en faire un vêtement à la mesure de ses attentes.
Noëlle le dit très bien avec ses mots : « Ces trous que l’on permet dans le cadre, c’est une manière de dire que le règlement ne peut pas tout prévoir. Ce sont des vides qui laissent à chacun la possibilité de s’emparer ou non des cadres et d’agir sur ceux-ci. » Du temps et de l’espace laissés à la différence entre les élèves, à l’oubli pour les écarts de l’un ou l’autre qui se résument par cette phrase d’ouverture quand un élève se met en scène : «  Tu as surement quelque chose d’important à dire aujourd’hui ? » Et la réponse laissée à celui-ci par des mots toujours encore à venir : « Aujourd’hui, je n’ai rien à dire. » Demain, peut-être... ?