Comment susciter l’envie d’écrire sans faute et donc
de se mettre en (dé) marche pour traquer les pièges
de la langue française ? Comment oser croire que
c’est possible si à 14-15 ans vous n’avez toujours pas
votre CEB et que l’orthographe n’est vraiment pas
votre tasse de thé ?
Étape n° 1 : Les élèves proposent
des phrases qui parlent de leur vécu
collectif, on en choisit une. J’essaie
d’en prendre une, pas trop longue,
qui ne présente pas trop de difficultés,
en sachant que même les
phrases qui me semblent faciles
regorgent souvent de pièges que je
n’avais pas soupçonnés. Souvent
on fusionne plusieurs propositions
pour aboutir à une phrase collective
à laquelle le groupe adhère.
Étape n° 2 : On la répète, sans la
noter, jusqu’à ce que chacun la dise
sans se tromper.
Étape n° 3 : Passage à l’écrit,
chacun la note et se sert ensuite de
tous les outils dont il dispose pour
la rendre grammaticalement correcte.
Certains posent des questions
et sans donner la réponse, j’essaie de
mettre sur la voie en relançant vers
« Écrire sans faute
n’est pas un don
mais le fruit d’une
recherche. »
le dictionnaire, le Bescherelle,
le référentiel… Je circule, mais ne
pointe rien, j’essaie de mémoriser
ce qui fait problème.
Étape n° 4 : Lorsqu’un élève se
sent prêt, il lève la main et je viens
faire le diagnostic : « Il reste encore
x erreurs. » ou « Bravo, c’est impeccable.
» Dans mon carnet de cotes, je
note alors le nombre d’erreurs relevées
ou 0 faute. Les scores ne sont
pas repris dans le bulletin, ils me
servent juste à mesurer la progression
de chacun ou la difficulté de la
phrase proposée.
Étape n° 5 : Lorsque tous les
élèves ont proposé une solution
qui leur semble idéale, j’envoie au
tableau un élève qui a plusieurs
erreurs. Il écrit sa phrase sur une
ligne et je complète alors sous celleci
toutes les graphies fautives ou
correctes que j’ai pu observer. Au
final, on doit avoir une photographie
complète de tous les essais des
élèves.
Étape n° 6 : On se met d’accord
sur la graphie correcte. Il ne suffit
pas de dire « Car je sais que ça s’écrit
comme ça. », il faut le prouver.
Étape n° 7 : Parfois, l’analyse de
la phrase (accord verbe et sujet, la
virgule après un complément de
phrase qui commence…) se fait pour
justifier son écriture, mais de toute
façon, l’analyse complète termine le
travail.
Étape n° 8 : Ayant repéré ce qui
fait noeud (certains homophones,
quand mettre une virgule) pour
plusieurs élèves, je reviens dessus
un autre jour à partir de nouvelles
observations ou d’exercices de drill.
L’année passée, un élève avait
lancé en boutade : « Et on gagne quoi
si la phrase est juste ? »
Je l’avais pris au mot : « Après
une phrase ce serait trop facile, mais
après 10, vous pourriez choisir. »
Un petit malin : « Une Nintendo
DS ? » « Je n’aurais pas assez avec mon
salaire de prof, mais une friandise au
choix, pas de problème. »
Très grosse motivation, en particulier
dans une classe de deuxième
différenciée. Est-ce la carotte à la
clé ? Est-ce cet esprit d’un peu de
compétition qui se met en place ?
Et des questions : « Comment elle
fait Tiffany pour avoir juste à chaque
fois ? »
Dans la provoc : « Elle reçoit les
phrases à l’avance. » Elle ne sait
pas trop expliquer comment elle y
arrive… J’avance une hypothèse :
« Peut-être se pose-t-elle des questions
que les autres ne se posent
pas ? »
Mais il n’y a pas qu’elle qui y parvienne,
d’autres aussi et petit à petit
nait une conviction : c’est possible.
Je leur dis souvent de se mettre
dans la peau d’un détective. Chaque
mot est un suspect qu’il faut interroger.
« Qui il est ? » Si c’est un nom,
il ne se comportera pas comme un
verbe au pluriel, s’il est « inv. », dans
le dictionnaire, il ne faut pas s’en
méfier, on le recopie tel quel. « Avec
qui il va ? » Super important pour les
accords.
Lorsque, Tiffany arrive enfin
à 10 phrases justes, la commande
qu’elle énonce d’une voix timide
est du chocolat au lait noisette de
Côte d’Or. J’ai un peu hésité, mais
si l’orthographe vaut de l’or à mes
yeux, il ne fallait pas me contenter
d’un bâtonnet, elle a reçu une grosse
tablette de 200 grammes. Suivie de
près par Achaire qui demande des
bonbons Haribo. Le processus
est enclenché, des récompenses
tombent et des progrès flagrants se
marquent.
Je poursuis sur ma lancée, mais
au lieu de partir de leurs phrases,
c’est moi qui apporte un proverbe
tiré d’un corpus que j’ai constitué.
Et j’essaie de reproduire cette
démarche 2 à 3 fois sur la semaine.
Voici le dispositif illustré :
Étape n° 1 : « À la fin de la partie,
le roi et le pion retournent dans la
même boite. »
Étape n° 2 : On écoute, on n’écrit
rien. On essaie d’abord de comprendre
ce que veut dire la phrase
au sens propre, au sens premier. Ces
phrases sont évidemment plus résistantes
que celles qu’on travaillait
précédemment. Vocabulaire nouveau,
structures plus complexes,
sens n’apparaissant pas tout de
suite.
« Ben, le roi et le pion y retournent
« Écrire sans faute
n’est pas un don
mais le fruit d’une
recherche. »
dans la même boite. » « C’est un
jeu. » « Ça a à voir avec les échecs ? »
4 élèves seulement les connaissent.
« Quand on gagne, le roi et le pion reviennent
à la case départ. » « Quand
ils ont fini de jouer, on range, on range
dans la boite, genre c’est fini. »
Passons au sens second, le sens
dit « figuré ». Au début, ils ont de
réelles difficultés à comprendre que
si on parle de quelque chose de très
concret, on est en train d’énoncer
une vérité beaucoup plus générale.
Dans la vie de tous les jours, qui
pourrait être le roi ? Le pion ? La
boite ? La fin de la partie ?
« Le roi et ses enfants vont se promener
et reviennent à la maison ? »
« Le roi ce seraient les riches et les
pions les pauvres ? »
« Dans une partie d’échecs, c’est
qui le plus fort ? Le roi ou les pions ? »
Anas lève le doigt très sûr de lui.
Toute l’année, il m’a montré qu’il
jouait subtilement avec sens propre
et figuré. Régulièrement, il raconte
des blagues faisant appel à des jeux
de mots. On doit très souvent les
expliquer à l’ensemble du groupe.
Parfois il commence sa blague en
disant « Celle-ci est au 7e degré. On va
voir si vous allez comprendre. »
« À la fin, tout le monde meurt !
Ils meurent et ils vont dans un cimetière.
On est dans le jeu tous ensemble
et quand on meurt, la boite c’est la
tombe. »
« Ce n’est pas possible ! On ne
met pas deux corps dans une même
boite ! »
« La même boite, ça ne pourrait
pas être le paradis ? »
« Dans une partie d’échecs, le roi
est fort et le pion est faible, ça veut
dire qu’à la fin, on arrive au même
niveau. »
Étape n° 3 : On passe à la mise
par écrit.
Elias : « “retourne” faut “ent” ? »
J’essaie de ne jamais répondre,
soit je repose la question au groupe
qui tente de trouver une réponse satisfaisante,
soit je fais une relance au
jeune pour le mettre sur une piste à
creuser.
Loubna : « “retournent” quand il
y a deux personnes, c’est “ils” avec
“s” ? »
Elias : « Si on hésite pour “a”
avec ou sans accent, on remplace par
“avait” ? »
Anas, si fort pour comprendre à
l’oral les finesses de la langue est un
des plus démunis à l’écrit. Ses graphies
sont très peu stables, des mots
très courants ne sont pas encore
fixés. « Madame, je sais utiliser le
Bescherelle ! Je cherche “retourner”,
il m’envoie au numéro 7. J’y vais et là
il n’y est pas, je trouve “aimer”. »
Fatima : « Vous pouvez relire madame,
avec l’intonation, c’est pour
savoir si je dois mettre une virgule ou
pas. »
Sory : « “A la fin de la partie”,
C’est comme si on disait “aujourd’hui,
hier” et là on est sûrs qu’il faut la virgule.
»
Omar, qui arrive cette année à
déchiffrer les mots, s’accroche à
son Eurêka, il trouve des graphies
qui lui semblent correspondre et
demande si ce sont bien celles de
la phrase. « “il part”, “retourner”,
“même” avec chapeau ? »
Etape n°4 : Sabri : « Madame, je
crois que j’ai juste. »
Et comme d’habitude, il aura
deux fautes. Il dit lui-même qu’il a
pris un abonnement. J’ai beau lui
demander de relire en questionnant
les mots, leur place, en tenant
compte des questions des autres,
au-delà de 5 minutes, il estime en
avoir fait assez.
El Hossain m’appelle : « J’ai fini,
vous pouvez corriger. »
Moi : « Félicitations, pas de
faute ! »
El Hossain : « J’suis à combien ? »
Moi : « À huit. »
El Hossain : « J’peux passer ma
commande ? »
Moi : « Tu clames haut et fort
depuis des semaines que tu veux des
Ferrero Rocher, je pense qu’on sait
tous ce que tu veux. » Je lui avais
d’ailleurs fait remarquer que je
n’étais pas sure que c’était dans mon
budget et qu’il poussait le bouchon
un peu loin, mais sachant qu’il teste
là les limites de la valeur que j’accorde
à ses progrès, j’étais résolue à
accéder à sa demande.
Étape n° 5 : Le proverbe est
transcrit au tableau par Sabri et je
complète avec tout ce que j’ai glané
chez les uns et les autres.
Étape n° 6 : Elias : « Vous avez
mis une virgule au tableau, quand
vous lisez avec l’intonation, j’entends
la virgule, mais dans ma phrase je ne
l’ai pas mise, car vous avez dit que
quand il y avait un mot comme “ou,
et, donc, or, ni, mais, car” on ne mettait
pas de virgule, que c’était ça qui
attachait les deux phrases ! »
Après discussion, Elias reconnait
que le « et » attache bien, mais uniquement
les mots « pion » et « roi ».
Il constatera aussi à la correction
qu’il n’y a qu’un verbe. Certains pensaient
comme lui que « fin » pouvait
venir de finir et « partie » de partir.
Ilias (lors de la correction au
tableau) : « “parti”, ça s’écrit sans
“e”. J’l’ai trouvé comme ça dans le
dictionnaire. » Et il nous lit : « parti :
n.m. : organisation qui regroupe. »
Bon, voilà encore des choses à
retravailler, mais tout vouloir aborder
c’est impossible, il faut boucler
la phrase, son sens et sa graphie en
moins d’une demi-heure sinon la
lassitude s’installe et la fréquence
de ce travail n’est plus possible vu
tout le reste à aborder…
Anas a écrit « pyon », je l’interroge
sur les raisons de son choix :
« C’est que Fatima, elle ne savait
pas comment l’écrire et elle disait
qu’elle ne trouvait pas et elle vous
a demandé si ça
s’écrivait avec Y
et vous lui avez
dit “cherche dans
le dictionnaire”
et juste après elle
a dit “Ah ! J’ai
trouvé !” et donc
j’ai cru que c’était avec Y, j’ai pas
cherché. »
Voilà un instantané de la classe.
Une révolution intellectuelle s’est
opérée. Des jeunes commencent à
chercher, ils se mettent au travail,
ils prennent la langue pour objet de
travail, ils l’observent et cherchent
à en déjouer les pièges à l’écrit.
Il ne trouve pas encore toutes les
réponses, mais un processus s’est
enclenché. Certains me réclament
même une deuxième phrase le
même jour dans l’espoir de voir augmenter
leur score…
Les progrès que je mesure vont au-delà de mes espérances.
Pendant plusieurs années, mon
dispositif était beaucoup plus lourd
incluant une autodictée de la phrase
une semaine plus tard, son analyse,
des exercices sur le point grammatical
revu… Les résultats étaient assez
frustrants pour moi, car il y avait
ceux qui étudiaient, retenaient et
arrivaient à reproduire le travail fait
en classe et puis ceux (la majorité)
pour qui je ne voyais aucun progrès.
Ici, je vais sans doute moins profondément
dans tout ce qui pourrait
être abordé, mais la répétition
du dispositif trois fois par semaine,
sa légèreté, la récompense à la clé
font que les progrès obtenus sont
là, mesurables, transférés dans des
situations d’écriture spontanée. Les
outils sont devenus familiers, les
élèves les consultent plus fréquemment.
Un questionnement est présent
et les jeunes se rendent compte
qu’écrire sans faute n’est pas un don,
mais le fruit d’une recherche.