Des enfants doivent quitter l’école ordinaire parce qu’ils y souffrent, parce qu’ils y perçoivent les demandes qui leur sont faites comme des menaces, parce qu’ils s’en défendent, de façon parfois inacceptable dans ce type de lien social. Ils arrivent dans une institution spécialisée. Un de leurs partenaires évoque ici ce qui rate avec eux, analyse le contexte sociétal qui entraine et/ou accentue le ratage, présente le nouvel espace et les nouvelles postures que leur offre l’institution.
Le déclin de la fonction paternelle qui s’est marqué surtout à partir de la seconde partie du siècle dernier est une conséquence de la marche en avant inarrêtable du discours de la science et parallèlement du discours capitaliste. _ Les progrès de la science balaient d’un revers de la main ce qui, par exemple, semblait clair concernant la structure familiale. La famille unifamiliale n’est plus le modèle unique. Les avancées du discours capitaliste ont permis que tout soit négociable par l’argent. Tout est achetable, tout est vendable. L’une des conséquences de ce phénomène de civilisation, c’est que les objets, au XXIe siècle, comptent plus que les idéaux. Les objets sont devenus plus importants pour l’homme et donc pour ses petits, que les« Partir de ce que l’enfant a déjà commencé à inventer. » idéaux transmis par le père. Ou encore, la jouissance des objets sous toutes ses formes (en posséder toujours plus, pour en jouir) prend le pas sur la fonction paternelle.
Je vois deux effets de ce phénomène contemporain sur ma pratique en institution. Il y en a d’autres surement, comme la place de plus en plus importante que prennent les religions, mais les deux effets que je voudrais mettre en évidence se marquent dans le quotidien de ma pratique de directeur d’une institution accueillant des enfants en difficulté dans le lien social.
Sur le versant de l’objet, c’est le développement à une vitesse exponentielle des pathologies du lien social, les addictions n’en sont qu’un exemple parmi d’autres. L’université et l’industrie pharmaceutique portent une lourde responsabilité dans ce phénomène. Elles inventent des maladies au rythme effréné de la découverte de nouvelles molécules. Le chlorhydrate de méthylphénidate, commercialisé sous le nom de Ritaline ou Rilatine selon les pays, découvert il n’y a pas si longtemps a permis d’inventer cette nouvelle maladie du siècle : l’hyperactivité. Sur le versant de l’Idéal, c’est l’importance qu’a prise aujourd’hui le chiffre, la mesure, l’évaluation, la « traçabilité », les statistiques. Le maitre du XXIe siècle se présente avec la férule du chiffre. Obligation de résultat s’inscrivant dans un rapport qualité/prix défiant la concurrence. Obligation d’effets thérapeutiques à court terme. Inscription à tout prix des enfants dans un lien social. C’est ainsi que le maitre social le veut.
Les deux versants, objet et idéal, se conjuguent aussi. C’est ainsi qu’il y a seulement quelques années, l’autisme ne concernait que trois enfants sur mille. Récemment, avec la sortie du DSM-5 [1]Publiée le 18 mai 2013, la cinquième édition du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (de l’anglais Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est la … Continue reading, le syndrome autistique a été intégré dans les TED, les Troubles envahissants du Développement, et surprise, c’est un enfant sur 100 qui en est atteint. Bientôt, c’est toutes les familles qui seront concernées[2]Tout récemment, le chiffre officiel des enfants souffrant de troubles de la sphère autistique dans la population américaine, publié par les Centers for Disease Contro and Prévention aux … Continue reading
. Autre conséquence, maintenant, l’autisme est considéré comme un handicap soit comme un déficit. Ce bouleversement en profondeur est une des conséquences de la promotion du chiffre. On mesure le comportement des enfants et on en déduit que l’autisme est un déficit. Le corolaire du chiffre dans notre champ ce sont les théories cognitivo-comportementales, les TCC. Dicter le comportement a remplacé l’instance paternelle. Voici ce que nous ont dit les parents d’un enfant surdoué qu’on nous a demandé d’accueillir au Courtil : « Suivre un programme TCC global consiste à apprendre à l’enfant à faire ce que les parents disent sans discuter. L’objectif étant de ne surtout pas céder jusqu’à ce que l’enfant fasse ce qu’on lui dit, de façon naturelle. » C’est un appel au maitre spécialiste qui nous est adressé, là où le maitre éducateur est en panne lui-même.
Les enseignants pour leur part sont poussés dans le dos par les exigences du chiffre. Ils en souffrent. Certaines recommandations imposent aux enseignants de procéder à de nombreuses évaluations de leurs élèves dans le quotidien.
Les enseignants sont tenus de suivre un programme. Il faut que le programme soit donné. Ils se sentent mal lorsque certains des enfants dont ils s’occupent n’en sortent pas. Serait-ce à cause d’eux ? Leur méthode ? Souvent, ils sont pris d’un sentiment de culpabilité. Ils se remettent en cause, et il arrive fréquemment qu’on les remette en cause. Ne leur demandons-nous pas de se remettre en question lorsque leurs statistiques sont mauvaises ? C’est le chiffre acéphale qui oriente, c’est le chiffre qui est valorisé.
Tous ces enfants que nous accueillons, je dis bien tous, sont en difficultés parce qu’ils ont affaire à une demande insistante qui leur est adressée, une demande venant de l’Autre. Pourtant la demande n’est pas nécessairement insurmontable. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas y répondre. Beaucoup seraient capables de satisfaire les demandes scolaires. Ne le dit-on pas d’eux, ne dit-on pas qu’ils ont des capacités, que ce ne sont pas leurs capacités cognitives qui sont défaillantes ? En effet, ils ne sont pas déficitaires. Ils ne présentent pas un déficit. Le problème n’est pas là. Il ne s’agit pas d’une question de capacité. Mais alors serait-ce une question de bonne ou de mauvaise volonté ? Il n’écoute pas, il est distrait, il joue en classe, il est violent. Bref, il est de mauvaise volonté. C’est en effet ce que l’on entend parfois, voire, souvent. S’agit-il alors d’un problème de comportement ? Une question d’éducation ? Serait-ce à cause des parents, de l’éducation ? Mon hypothèse est tout autre. Pour ces enfants, l’objet de la demande insistante qu’on leur adresse c’est leur être même. On leur réclame un bout d’eux-mêmes. Une menace pèse sur eux. On peut alors comprendre pourquoi la vie peut à l’occasion être difficile. Toute demande, et parfois, toute parole est menaçante. Ils doivent s’en protéger, ils ne peuvent que s’en défendre. Ils ne peuvent que se défendre. Ils ont du mal à faire communauté avec les autres. De leur point de vue, ce n’est pas eux qui vont mal, c’est l’instance de l’Autre d’une façon générale, ce sont les autres. C’est alors qu’ils se marginalisent. Ce sont ces enfants qu’on nous adresse.
Je ne peux témoigner que de mon expérience, celle de celui qui accueille ces enfants qui doivent quitter les écoles dites ordinaires parce qu’ils s’y marginalisent, ils s’y sentent mal, ils en souffrent.
Pour ces enfants que nous accueillons, la question se pose donc dans des termes différents. Sur le versant paranoïde, ils sont amenés à devoir se protéger de l’hostilité de l’Autre, sur le versant schizoïde ils doivent traiter la jouissance[3]Jouissance: soit on jouit d’un objet, soit, en tant qu’objet, on est joui par l’Autre, c’est ce qui se passe dans la schizophrénie. qui les envahit, qui les déborde. Comment la border, comment inventer un bord ? Ils tentent de le faire selon une stratégie qui leur est propre. Ceux que nous rencontrons dans ces situations ce sont des sujets en proie et en lutte contre une jouissance qui les déborde et qu’ils ont du mal à pacifier. À l’occasion, ils doivent inventer. Parfois la stratégie qu’ils ont inventée complique leur inscription dans le lien social parce qu’elle consiste à s’en prendre à l’autre dont ils ont la certitude qu’il leur en veut.
Dans cet espace qu’est l’institution, l’enfant pourra faire la rencontre de partenaires sur lesquels il va pouvoir compter pour traiter son insupportable. Ouvrir un différentiel dans lequel on pourra inventer. Cela nécessite qu’il y ait rencontre pour le sujet. Une rencontre inédite qui ouvre la porte sur un possible. On pourrait dire qu’il est urgent, voire indispensable qu’un acte soit posé au moment de son accueil pour que s’ouvre un espace dans lequel le sujet pourra inventer sa solution. Poser un acte qui va subvertir la demande d’accueil adressée à l’institution. Il s’agit en effet de subvertir la demande qu’on nous adresse. Car ce n’est pas l’enfant qui s’adresse à l’institution. Plutôt, l’enfant est-il adressé à l’institution par ses parents, par la société. Il faut opérer un renversement dialectique consistant à lui ouvrir une place symbolique, une place dans l’Autre de l’institution, pour que de l’enfant dont on se plaint, on s’adresse à l’enfant qui se plaint, soit accueillir son symptôme à lui, et pas de celui qui nous l’adresse.
Ainsi, notre thèse est que chaque sujet doit inventer sa propre solution, probablement en s’appuyant sur son symptôme, faire usage de son symptôme de la bonne façon, pour qu’il puisse s’inscrire dans une forme de lien social et trouver à s’apaiser.
Inventer sa solution ne consiste pas à suivre un protocole, c’est au contraire partir d’une page blanche, ou partir de ce que l’enfant a déjà commencé à inventer. Partir d’une page blanche, c’est faire table rase de ce que l’on sait, c’est laisser de côté tout savoir pour faire place à celui qui doit advenir chez l’enfant lui-même et se prêter à ses constructions. Respecter le symptôme. S’en faire le partenaire. Se faire partenaire de l’enfant.
Notre institution part d’une page blanche, elle n’a pas de protocole.
Notes de bas de page
↑1 | Publiée le 18 mai 2013, la cinquième édition du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (de l’anglais Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est la classification la plus utilisée par les psychiatres et psychologues du monde entier. |
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↑2 | Tout récemment, le chiffre officiel des enfants souffrant de troubles de la sphère autistique dans la population américaine, publié par les Centers for Disease Contro and Prévention aux États-Unis (CDC), est de un enfant sur 68. http://ick.li/4nHcWr |
↑3 | Jouissance: soit on jouit d’un objet, soit, en tant qu’objet, on est joui par l’Autre, c’est ce qui se passe dans la schizophrénie. |