Dans l’enseignement technique et professionnel, les élèves suivent des cours généraux d’un côté et de l’autre, des cours d’option. À aucun moment, il n’est prévu un lien entre ceux-ci. Alors quand les élèves proposent d’en faire un, l’enseignant que je suis saute sur l’occasion. Oubliant ainsi qu’à côté de leur option, ces élèves sont aussi des jeunes qui ont une vie avec toute une série de questions qui sont restées sans réponse.
Septembre 2012. Je rencontre pour la première fois les 15 filles et le garçon de la classe de 5e année de l’enseignement professionnel, option aide familiale (AF). Aussi, en début d’année, et pour avoir une idée de la motivation des élèves pour l’option choisie, j’ai pour habitude de demander à mes élèves s’ils pensent que le métier, auquel la formation est censée les mener, leur plaira. Dans le cas de cette classe-ci, la réponse avait de quoi inquiéter. Plus de la moitié des élèves m’ont répondu par la négative. Naïf, je pensais que l’option remportait un franc succès vu les débouchés assurés qui l’accompagnent. Mais très vite mon intervention suscite des réactions en cascade : « Choisi ? Monsieur, vous voulez rire ou quoi ? Moi je ne veux pas laver des vieux et des trucs du genre ! Je veux être puéricultrice. » me lance Latifa. Et Ilham de rajouter : « Ouais, c’est clair, on veut faire puéricultrice pour travailler avec des enfants, mais les personnes âgées… Vous imaginez ? Le vieux tout nu ? » Samira me dira d’ailleurs que « L’islam m’interdit de voir un homme tout nu. Du coup, je dois refuser de laver les vieux ! ». Ce jour-là, j’avais simplement écouté, pris quelques notes et pensé qu’il serait intéressant d’en rediscuter.
Vient ensuite, après quelques semaines de cours seulement, le moment du premier stage. Destination ? La maison de repos. Je les retrouve deux semaines après. J’entre en classe prêt à continuer le cours que l’on avait commencé sur la vie de couple en oubliant que j’avais pensé à rediscuter avec elles de ce qu’elles avaient dit avant le stage. Voilà que Latifa me demande si elle peut prendre la parole afin de proposer un sujet. « Monsieur, vous voyez on revient de nos stages là, mais on est choquées. » Choquées ? « On a vu des vieux dans ces maisons de repos. Ils sont seuls. Les familles ne viennent jamais les rencontrer. C’est quoi cette manière de faire ? ». C’est alors que la parole se libère et les élèves se mettent tous à en discuter. « Chez nous, ce n’est pas comme ça, les personnes âgées on s’en occupe. Elles restent à la maison, on ne les met pas sur une voie de garage comme ça. » dira Yousra. Et d’ajouter : « C’est choquant. » Le « chez nous » devient très vite l’objet d’une discussion de classe : la fille originaire de Guinée explique le respect que l’on doit à la personne âgée en Afrique alors que les filles belgo-belges expliquent qu’elles ont honte de la manière dont on traite les vieux ici. On est loin des discours du préstage sur le dégout à l’idée de devoir laver une personne âgée.
« J’étais devenu plus investi dans le projet que les élèves. »
Je leur propose dès lors de laisser le cours sur la vie de couple pour plus tard et de poursuivre notre réflexion sur les maisons de repos. On dispose les bancs de la classe de manière à faciliter la discussion. S’ensuit une série d’histoires racontées librement par les élèves. Comme si elles considèraient que le cours de religion y est approprié. Le sérieux avec lequel elles parlent de ce qu’elles ont vu et vécu m’étonne. Comme si cette première expérience sur le terrain avait amené ces élèves à développer le début d’une conscience professionnelle. « Parfois, on voulait leur consacrer plus de temps, mais on est tenu par un planning, c’est difficile. » dira l’une d’elle. « Monsieur, on a pas vu de personnes d’origine étrangère dans les maisons de repos, que des Belges. » Yasmina racontera aussi l’histoire d’un homme qui, touché par la maladie d’ALZEIMER, tient toujours la main d’une autre pensionnaire de la maison de repos alors même qu’il ne reconnait plus son épouse qui vient lui rendre visite tous les jours. « Oui, l’amour et le sexe, ça existe aussi en maison de repos. » rajoutera Gloria. « Mais c’est interdit, comme cette femme qui essayait chaque fois de quitter sa chambre pour aller faire des choses dans celle d’un monsieur ! »
Je propose de ne pas en rester là, mais de tenter, ensemble, d’imaginer un parcours de cours sur la question. Très vite, les élèves définissent les deux thématiques du travail. Ayant distribué des rôles à certains au début du travail, Yasmina, qui s’était désignée pour rapporter, résume pour le groupe : « En fait, on va essayer de comprendre pourquoi les gens mettent les vieux dans les maisons de repos et aussi essayer de comprendre ce que ressentent les personnes âgées qui sont toutes belges lorsqu’on entre dans leur chambre avec nos têtes d’étrangères. » On en arrive alors au « que faire ? » Un document écrit ? Un documentaire ? Des photographies ? « Y’a peut-être des personnes âgées qui ne voudront pas vu qu’elles ont changé physiquement. » dira une élève. Le groupe-classe opte pour l’enregistrement radiophonique.
On imagine un travail en deux parties : une première partie qui devrait servir de parcours de préparation de la deuxième. Du coup je leur ai demandé, lors du stage suivant, d’interroger une personne âgée avec qui le contact passe bien à la maison de repos. En parallèle, j’ai proposé qu’au cours on puisse rencontrer une directrice de maison de repos, un cinéaste ayant réalisé un documentaire sur la question ou encore la responsable d’un projet de maison de repos alternatif et multiculturel. Puis, dans un deuxième temps, après avoir analysé ces entretiens individuels et discussions avec des intervenants extérieurs, on essayera d’organiser quelques tables rondes dans une maison de repos afin de discuter de ces thèmes avec les personnes âgées elles-mêmes.
Mais très vite, je me rends compte que j’ai mis la barre trop haut. Ou alors que, face à la possibilité de pouvoir enfin faire des liens entre mon cours et l’option des élèves, j’étais devenu plus investi dans le projet que les élèves eux-mêmes. Et surtout, la saturation semblait prendre le dessus. Systématiquement, lorsque j’entrais en classe, le mardi, les élèves réagissaient de la même manière : « Ah non, monsieur, pas vous aussi ! On nous parle des personnes âgées à tous les cours… Et même vous, vous allez vous y mettre ? » dira Latifa. « Ouais ! On ne peut pas changer de sujet ? » ajoutera Dounia. Conséquences ? Je n’ai jamais reçu les interviews individuelles, les élèves n’ont pas été réellement intéressées par les rencontres proposées et malgré les contacts pris avec plusieurs maisons de repos, aucune n’a accepté, le sujet ayant été jugé trop sensible.
Comment expliquer cette impossibilité à passer de la phase d’interpellation, de ce « Monsieur, on peut vous parler de quelque chose ? », à un travail de fond sur la question ? Il est certain que, ne rencontrant ces élèves que pendant mes deux heures de cours, j’avais oublié qu’elles bossaient sur l’option pendant la majorité des autres moments de la semaine. Avançant en solo, sans avoir consulté mes collègues de l’option ou de la formation commune, je ne me suis pas arrêté pour me demander si ce que j’avais proposé n’allait pas simplement répéter ce qui était de toute façon prévu au programme des cours d’option. En lieu et place de changer l’angle d’attaque afin de travailler la thématique, mais par le biais d’une autre porte d’entrée, comme la question du rapport au corps ou à la vieillesse au sein des différents courants de la pensée religieuse, j’ai gardé le cap à tout prix. Au point d’oublier de donner une place à toutes les autres questions existentielles que se posaient peut-être les élèves.