Parmi les étudiants s’inscrivant en section normale primaire dans le département pédagogique de la Haute École de Bruxelles, il y a ceux pour lesquels cette inscription relève d’un premier choix, ceux qui reviennent à leurs premières amours, et ceux qui y trouvent tel ou tel avantage.
Lors des inscriptions, de 30 à 40 %[1]Chiffres avancés sur base d’une enquête informelle menée, dans ma classe, les premiers jours de la rentrée. des étudiants s’inscrivent en section normale primaire par premier choix. Dans le pourcentage restant, on compte des jeunes gens qui sont passés par l’université, soit sous la pression parentale, soit sous la pression socioéconomique présentant le diplôme universitaire comme la voie royale pour un emploi. Cette expérience universitaire se soldant par un échec (parfois répété), ces étudiants finissent par s’inscrire chez nous « parce que c’est toujours ce qu’ils ont voulu faire ». Ce deuxième type de public fait grimper notre pourcentage de « motivés » à 50 ou 60 %. Il reste, dès lors, 40 % d’étudiants qui s’inscriront dans un département pédagogique pour des raisons diverses : la pénurie (et donc la perspective rapide d’un emploi), les vacances scolaires, « l’amour des enfants », la prétendue facilité et rapidité des études…
Ce contexte, caricaturalement présenté, nous rappelle que les étudiants en première année d’instituteur primaire forment un groupe très hétérogène, qu’ils ne sont pas tous conscients des enjeux de l’enseignement fondamental, encore moins des enjeux de l’apprentissage de la lecture. Bien sûr, entre la première et la deuxième année d’études, le taux de réussite d’environ 50 % opèrera une sélection, mais rien ne permet de dire que celle-ci sera favorable aux bons lecteurs. En effet, on peut être un bon étudiant et un petit lecteur[2]C. BAUDELOT, M. CARTIER, C. DETREZ, Et pourtant ils lisent…, Seuil, 1999, pp. 43-54.. Or, nous savons depuis longtemps que parmi les facteurs qui font d’un enseignant un bon enseignant en lecture, il y a celui d’être lui-même un modèle de lecteur : « pour pouvoir transmettre aux élèves le gout de la lecture, il est essentiel que vous leur démontriez la place que la lecture occupe dans votre propre vie […] Souvenez-vous qu’une classe ne sera jamais plus motivée à lire que ne l’est son enseignant »[3]J. GIASSON, La lecture, De Boeck, 2004, p.42.. Pourtant, tous les futurs instituteurs ne sont pas de grands lecteurs.
Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’est un bon ou un grand lecteur, sur ce qu’est une bonne lecture. Pour Éliane et Jacques Fijalkow, « deux sens demeurent aujourd’hui : d’une part celui d’une technique, indépendante de la signification du texte sur lequel elle s’exerce ; d’autre part celui de la découverte et de l’interprétation d’un contenu »[4]J.et E. FIJALKOW, La lecture, Éd. Le cavalier bleu, 2003, p. 5.. Leur définition de la lecture nous permet de définir le bon lecteur comme un bon déchiffreur du code et un bon « interprétateur » du sens du texte. Dans le contexte de formateur de formateurs qui est le nôtre, je complèterais la définition du bon lecteur par celle du grand lecteur : un bon lecteur est un bon déchiffreur du code qui comprend ce qu’il lit parce qu’il lit beaucoup et avec plaisir.
Les étudiants dont j’ai la charge[5]Je suis titulaire du cours de français en 1re et en 2e normale primaire depuis 2004 et j’ai été titulaire du cours de maitrise de la langue orale et écrite en 1re pendant quatre ans. sont indiscutablement de bons déchiffreurs, pas toujours de bons « interprétateurs », et encore moins de grands lecteurs. Cette réalité dépasse largement les murs de notre institution : la lecture de livres occupe aujourd’hui une place modeste dans la vie des adolescents et jeunes gens[6]Lire à ce sujet Et pourtant ils lisent… . On pourrait simplement espérer que ceux qui se destinent à l’enseignement échappent aux statistiques. Il n’en est rien.
Cependant, il n’est jamais trop tard pour retrouver le chemin des livres.
La deuxième année de formation des instituteurs est consacrée, en français, à la didactique de la lecture et de l’écriture. Parallèlement à ces deux grandes parties de cours, se déroulent des ateliers de formation professionnelle (AFP) qui abordent, de manière expérimentale, ces mêmes thématiques. Ainsi, dans le cadre de l’AFP lecture, les étudiants observent des leçons de lecture dans des écoles, comparent différentes approches méthodologiques, vivent un cercle de lecture[7]Dispositif didactique consistant à faire lire, par la classe, le même livre en plusieurs étapes. Chaque lecture-étape est suivie d’une rédaction d’impression de lecture, d’une discussion … Continue reading, le pratiquent dans une classe… et analysent leur propre rapport à la lecture en rédigeant leur biographie de lecteur.
Rédiger une biographie de lecteur oblige à réfléchir, entre autres, à la façon dont on a appris à lire, au premier livre reçu, au premier lu seul, au plaisir que l’on a(vait) à écouter des histoires, aux moments de lecture partagée, aux déceptions livresques, aux pratiques enseignantes motivantes, à celles, au contraire, qui ont émoussé le plaisir…
Cette réflexion, dans un premier temps écrite pour permettre aux étudiants de structurer leur pensée, sera ensuite partagée lors d’une lecture orale : ensemble, les élèves, le psychopédagogue, le maitre de formation professionnelle et moi-même, nous discutons du contenu de leur biographie : quelles sont les pratiques d’enseignants et les comportements d’adultes qui ont été déterminants dans leur parcours de lecteur ?
Cette réflexion partagée n’est qu’un moment d’introspection sur ce qui nous (a) fait aimer lire ou pas, mais beaucoup d’étudiants sont très interpelés par cet échange : je n’aime pas lire ; je serai donc forcément un mauvais instituteur ? Je n’aime pas partager mes lectures, est-ce gênant pour un prof ? Certains s’étonnent de n’avoir aucun souvenir de leur apprentissage de la lecture alors que d’autres évoquent la difficulté ou le plaisir de cet apprentissage. Cette disparité dans leurs parcours personnels est une première étape vers une prise de conscience importante : les petits, dont ils auront la charge, connaitront eux aussi des évolutions personnelles différentes. C’est, en outre, un moment de conscientisation de cette réalité désarmante : il n’existe pas de méthode universelle, de pratique de classe qui « marche » avec tout le monde.
Aussi étonnant que cela puisse paraitre, nos étudiants méconnaissent la littérature de jeunesse contemporaine. Aussi, en première année, j’entame la découverte de ce domaine en les sensibilisant à l’idéologie implicite dans les récits pour enfants. Avant d’analyser avec eux, dans le texte même, les ruses narratives utilisées par l’auteur pour défendre sa thèse, je lis oralement l’album, par une lecture que j’essaie de rendre la plus expressive possible, en montrant les images. Alors, dans la promiscuité d’une classe de trente-cinq étudiants, le silence s’installe : ils rient, sont émus, applaudissent parfois… Ils ont retrouvé le plaisir d’écouter une histoire !
Je choisis quelques auteurs (Voir Références 1 dans la Bibliographie) et je mets à la disposition des étudiants des livres qu’ils peuvent manipuler et emprunter.
Ensuite, ces mêmes élèves de première constituent un dossier de dix fiches présentant dix livres différents destinés à des enfants de cinq à douze ans. Ils sont aidés dans leur choix par une bibliographie. Tout au long de l’année, ils présentent oralement, pendant quelques minutes, selon une fiche préétablie, un de ces dix livres (sans raconter la fin !), quand bon leur semble, sachant que cette présentation est formative (elle ne sera donc pas notée), mais obligatoire. Ils font une lecture expressive de ce livre au cours de maitrise de la langue orale et écrite, cours assuré par une collègue.
Ce travail oblige les étudiants à chercher le livre susceptible de plaire, d’être repris dans le dossier d’un condisciple. Il est fréquent qu’à la fin de la présentation, un étudiant de la classe demande à pouvoir l’emprunter. Ce cours exposé devient donc très vite, c’est le but évidemment, une bourse d’échange de livres.
Certains étudiants se découvrent alors une passion pour un auteur : « Ma mère avait plein de Tomi Ungerer dans la librairie où elle travaille, je l’ignorais. Elle me les a tous ramenés. Je trouve ça génial ! »
En deuxième année, cette première approche est approfondie, notamment lors des AFP décrits précédemment, et par la présentation, au cours, des travaux de Catherine Tauveron qui défend deux principes :
– il faut bâtir une culture littéraire dès l’apprentissage de la lecture au primaire ;
– il faut donner, dès l’apprentissage de la lecture, des « textes résistants » (c’est-à-dire réticents à livrer du sens).
Tauveron pense, en effet, que l’objectif du premier degré du primaire n’est pas d’apprendre à comprendre littéralement pour laisser aux classes suivantes le soin de travailler le sens. En outre, comme la connivence culturelle n’est pas une donnée pour le plus grand nombre d’élèves, les connaissances culturelles doivent s’acquérir dès l’entrée en lecture pour pouvoir appréhender le répertoire.
Pour ce faire, elle propose une mise en réseau autour d’un genre littéraire ou d’une figure stéréotypée (exemple : L’Avare) ou d’un auteur : la classe sort du texte lu (le texte découverte ou texte noyau) pour aller vers d’autres (d’où l’expression « réseau de textes ») qui, sous une forme ou une autre, mettront en scène le même comportement stéréotypé.
Comme ce travail ne peut se faire qu’avec des textes narratifs exigeants, Tauveron propose de recourir à ce qu’elle appelle des « textes résistants », des textes appelant une lecture inférentielle, et « proliférants », c’est-à-dire des textes d’une grande richesse, susceptibles de multiples interprétations, faisant appel à des connaissances littéraires et linguistiques.
La présentation de cette thèse est suivie d’une mise en situation réelle. Le texte noyau est Monsieur Avare de Roger Hargreaves, un livre apparemment sans grande ambition littéraire puisque vendu en grandes surfaces. Je le confronte alors à la figure de l’avare dans l’Oncle Picsou de Walt Disney, dans L’Avare de Molière (scène 7, acte VI[8]Scène du vol de la cassette d’Harpagon.), à La Cigale et la fourmi de La Fontaine.
Ensuite, je leur lis oralement des récits résistants, proliférants, susceptibles d’être mis en réseau. Ils peuvent être empruntés, manipulés. Vous en trouverez quelques-uns autour du thème du loup dans Bibliographie (Références 2).
Ce dispositif, comme celui des cercles de lecture brièvement décrit plus haut, me permet non seulement de présenter des supports de lecture de qualité, mais aussi des approches de la lecture différentes de celles que les étudiants ont vécues et donc, de leur montrer que la lecture n’est pas qu’une question de choix de textes, mais aussi de pratiques de lecture.
Lorsque, des étudiants me demandent conseil pour le choix d’un livre pour un stage, pour un cadeau, leurs propos m’indiquent qu’ils ont lu plusieurs ouvrages, cherché, comparé, compris quels étaient les critères de qualité d’un album pour enfants.
Certaines réactions sont parfois surprenantes : « Peut-on aimer la littérature de jeunesse lorsqu’on est un adulte ? N’y a-t-il pas de honte à ne lire que ça, à n’éprouver que du plaisir à lire cette littérature-là ? » Il faut alors rassurer, déculpabiliser, expliquer qu’elle peut être un tremplin vers une autre littérature.
Certains étudiants qui ont des souvenirs douloureux de cet apprentissage de la lecture, qui lisaient peu, font parfois de leur évolution personnelle le sujet de leur travail de fin d’études où il est question du plaisir de lire. Certains autres me font découvrir des œuvres, des librairies de seconde main où « ils ont acheté plein de livres pour dix euros ! » Le maitre redevient compagnon.
Une réalité : on peut être un petit lecteur et vouloir devenir enseignant ; on peut même en être parfaitement conscient et le regretter. Pas une fatalité : des pratiques de classe et la découverte de la littérature de jeunesse contemporaine, ironique, touchante, drôle, parodique, moderne sans être démagogique, courageuse dans les valeurs défendues, peuvent parfois réconcilier nos étudiants apprentis instituteurs et faibles lecteurs avec la fiction narrative. Il suffit d’un incitateur et le plaisir fera le reste. Et tout le reste, nous le savons, n’est que littérature…[9]D’autres références dans Bibliographie (Références 3)
Notes de bas de page
↑1 | Chiffres avancés sur base d’une enquête informelle menée, dans ma classe, les premiers jours de la rentrée. |
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↑2 | C. BAUDELOT, M. CARTIER, C. DETREZ, Et pourtant ils lisent…, Seuil, 1999, pp. 43-54. |
↑3 | J. GIASSON, La lecture, De Boeck, 2004, p.42. |
↑4 | J.et E. FIJALKOW, La lecture, Éd. Le cavalier bleu, 2003, p. 5. |
↑5 | Je suis titulaire du cours de français en 1re et en 2e normale primaire depuis 2004 et j’ai été titulaire du cours de maitrise de la langue orale et écrite en 1re pendant quatre ans. |
↑6 | Lire à ce sujet Et pourtant ils lisent… |
↑7 | Dispositif didactique consistant à faire lire, par la classe, le même livre en plusieurs étapes. Chaque lecture-étape est suivie d’une rédaction d’impression de lecture, d’une discussion d’abord en petits groupes, puis avec le groupe-classe. |
↑8 | Scène du vol de la cassette d’Harpagon. |
↑9 | D’autres références dans Bibliographie (Références 3 |